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amoureuse qui, plantant là fortune et famille, le suivit désormais par le monde déguisée en page : romanesque anecdote que la princesse palatine a consignée dans ses mémoires avec cette brusque rondeur de style qui ne marchande pas les expressions. « Il doit être assez dans le caractère de quelques dames anglaises de suivre leurs amans. J’ai connu un comte de Kœnigsmark qu’une dame anglaise avait suivi en habit de page. Elle était avec lui à Chambord, et comme, faute de place, il ne pouvait loger au château, il avait fait dresser dans la forêt une tente où il logeait. Il me raconta son aventure à la chasse ; j’eus la curiosité de voir le soi-disant page. J’allai donc à cette tente, et il me présenta ce page. Je n’ai jamais rien vu de plus beau que cette figure : les plus beaux yeux du monde, une bouche charmante, une prodigieuse quantité de cheveux du plus beau brun, qui tombaient en grosses boucles sur ses épaules. Elle sourit en me voyant, se doutant bien que je savais son secret. Lorsqu’il partit de Chambord pour l’Italie, le comte de Kœnigsmark se trouva dans une auberge et en sortit le matin pour faire un tour de promenade. L’hôtesse de cette maison courut après lui et lui cria : « Montez vite là-haut, monsieur ; votre page accouche. » Le page accoucha en effet d’une fille ; on mit la mère et l’enfant dans un couvent à Paris. Tant que le comte a vécu, il en a eu grand soin ; mais il mourut en Morée, et le page fidèle ne lui survécut pas long-temps. Elle est morte comme une sainte. Un ami du comte, neveu de Mme de Montespan, nommé Tiange, a pris soin de la petite fille ; après la mort de celui-ci, le roi a donné une pension à cette pauvre créature : je crois qu’elle est encore dans ce couvent[1]. » Ainsi parle de sa verte et originale façon l’auguste douairière qui garda jusqu’à la fin son allure de ménagère allemande, et même à la table du grand roi mangeait bravement sa choucroute.

De Venise le comte Charles-Jean se rendit à Madrid, ensuite passa en Hollande, et revint par Hambourg à Stockholm, où, après avoir séjourné quelque peu mécontent de la situation qu’on lui faisait, il accepta du gouvernement une mission à la cour du roi Jacques II. — En Angleterre l’attendaient les frères, cousins et petits-cousins de lady Southampton, et les duels se mirent à lui pleuvoir dessus. Comme son épée aimait assez à reluire au soleil, il la tira volontiers, et avec une chance telle que ses ennemis, ne pouvant le vaincre par le fer, jugèrent à propos d’essayer du poison. Dégoûté de perdre son temps à de pareilles misères, il tourna les yeux vers des travaux plus dignes. L’Angleterre préparait alors une expédition contre l’Afrique ; Jacques Il offrit au jeune comte, qu’il aimait, d’y prendre part, et Charles-Jean s’embarqua sur la flotte destinée à bombarder Tanger. Comme le vent était contraire,

  1. Lettre de la princesse Charlotte-Elisabeth de Bavière à la princesse de Galles, née princesse d’Anspach, 28 octobre 1717.