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barre assaillit avec violence le baggerow à moitié chaviré. Ce fut à bord une confusion inexprimable ; les matelots blessés poussaient des cris lamentables, et ceux qui les entendaient du rivage ne se rendaient pas assez nettement compte du péril pour leur porter un secours efficace. Dans un pareil moment, le sang-froid et l’expérience d’un capitaine peuvent sauver un navire. Par malheur, Yousouf se trouvait dans une position plus critique encore que celle de ses matelots. Surpris dans sa cabine par l’eau qui envahissait la poupe du baggerow, il avait été lancé avec force contre le plancher de la dunette. La tête fendue, à moitié asphyxié par la vague, il cherchait à ouvrir la porte de la cabine pour gagner le tillac. La porte céda tout à coup sous l’effort d’une autre main que la sienne, et il rencontra devant lui la face rayonnante du pêcheur Tiruvalla.

— C’est moi, dit l’Hindou avec un sourire féroce ; ton argent, tes trésors ! Donne vite, ou je t’achève d’un coup de couteau !

Yousouf jeta sur le pêcheur un regard enflammé où se peignaient à la fois le mépris et la rage.

— Le temps presse ; tu vois bien que ton baggerow s’en va en pièces, reprit Tiruvalla ; donne-moi ton argent, et je te sauverai.

Le temps pressait en effet. L’Hindou calculait d’un œil avide combien de minutes le navire mutilé pouvait vivre encore. Pour toute réponse, le nakodah se rua sur le pêcheur ; il tenait à la main son coutelas à la lame recourbée. Les deux ennemis roulèrent au fond de la cabine à demi submergée, en se tenant étroitement enlacés. Ils se portaient des coups terribles dans l’obscurité, menacés l’un et l’autre par l’eau de la mer qui se teignait de leur sang. L’Hindou cherchait à fuir ; mais l’Arabe, pareil au lion mourant qui écrase de sa patte le chasseur terrassé, lui labourait les flancs avec son arme. Cette lutte à mort ne cessa que lorsque l’arrière du baggerow, entr’ouvert par les assauts de la vague, se rompit en éclats. A la marée basse, le navire naufragé resta à sec ; l’équipage arabe fut sauvé en grande partie, mais Yousouf ne reparut plus. Tirupatty, qui avait débarqué son frère sur le flanc du baggerow échoué, l’attendit en vain jusqu’au jour. Ne le voyant point revenir chargé du butin qu’il devait rapporter, le prudent pêcheur gagna le large. Seul héritier de la pirogue et des filets neufs achetés à Alepe, Tirupatty retourna à son village et y reprit son ancienne profession. Il renonça pour toujours au métier moins honnête auquel son frère l’avait associé, et qui ne convenait guère à son naturel timide.


VII. — LES PROPOS DE BAZAR.

Après le départ de Chérumal, le vieux jardinier, en proie au désespoir, s’était mis à redemander sa fille à tous les arbres de l’enclos. Une