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dans ce que j’ai lu de Beaumarchais en fait de lettres d’amour à diverses époques, je n’ai pas trouvé la preuve qu’il ait jamais été bien profondément amoureux. À la vérité, ce bonheur ou ce malheur n’est pas commun, et ce n’est pas sans raison que La Rochefoucauld a dit : « Il en est du véritable amour comme de l’apparition des esprits, tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu ; l’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue et où il n’a non plus de part que le doge à ce qui se fait à Venise. » Beaumarchais a eu beaucoup de ces commerces dont parle La Rochefoucauld ; mais, si les femmes ont été souvent la distraction de sa vie, elles n’en ont jamais été ni l’occupation, ni l’inspiration, ni le tourment. « Je me délasse, a-t-il écrit quelque part, je me délasse des affaires avec les belles-lettres, la belle musique, et quelquefois les belles femmes. » Quelquefois est mis là par modestie. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Beaumarchais est un enfant de son siècle ; il offre de très bonnes qualités de cœur, mais en amour il est léger, plus sensuel que sentimental, un peu païen d’ordinaire, et même, comme païen, il est plutôt effleuré qu’envahi par la passion. Il ne faut donc lui demander ni les transports jaloux d’un Othello, ni les tortures comprimées de ce pauvre Molière, ni les extases de Rousseau à Eaubonne auprès de Mme d’Houdetot, ni cette soif ardente de l’immuable et de l’infini dans l’amour qui a inspiré le Lac à l’auteur des Méditations. Du reste, il s’agit ici d’un petit roman régulier, qui devait se terminer par un mariage ; c’est peut-être ce qui refroidit la verve de Beaumarchais, et, en retenant un peu sa plume naturellement égrillarde, le rend aussi parfois un peu guindé ou vulgaire quand il faut se mettre au ton d’une jeune fille dans l’expression d’un sentiment ingénu et sérieux. Aussi les lettres de Pauline sont-elles plus intéressantes que les siennes. Cependant il joue dans ce roman vrai un rôle assez curieux et assez rare chez lui, en ce sens qu’il finit par s’y poser en victime, qu’il est réellement victime sous un certain rapport, et qu’il ne tient qu’à nous de croire qu’il est furieux. Il serait ici l’antithèse de Clavijo ; c’est Pauline qui serait Clavijo, ou plutôt il y a un Clavijo qui lui enlève Pauline. Tâchons de tirer au clair cette affaire à l’aide d’un dossier assez volumineux, sur lequel Beaumarchais a écrit de sa main : « Affaire de Mlle Le B…, depuis Mme de S… » Les noms sont écrits en toutes lettres, mais, quoique l’aventure date de près d’un siècle, il m’a paru plus convenable de m’en tenir aux initiales, mon but, en entrant dans ce détail de la vie intime de Beaumarchais, étant surtout d’étudier et d’analyser à fond le caractère et l’esprit d’un homme qui représente assez bien le caractère et l’esprit de son temps.

Et d’abord remercions le ciel qu’il y ait eu réellement une affaire, c’est-à-dire une créance au bout de cet épisode d’amour ; sans cela, il