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Pour ne parler ici qu’en passant des théories de l’homme que Beaumarchais proclame son maître, la poétique de Diderot se réduit à introduire, — à côté de la tragédie, une composition qu’il nomme tragédie domestique ou bourgeoise, destinée à peindre des infortunes des bourgeois, — et, à côté de la comédie gaie, une comédie sérieuse, qui paraît, sauf quelques nuances très peu nettes, rentrer absolument dans la tragédie domestique. De plus, sans le dire aussi expressément que Beaumarchais, Diderot semble incliner en général pour l’emploi de la prose de préférence aux vers, et enfin sur les deux questions essentielles de l’art dramatique, la question des unités et celle du mélange des tons, ce novateur audacieux se prononce très formellement pour les unités et s’explique très vaguement sur l’alliance du style familier et du style noble, c’est-à-dire qu’en enlevant au drame sérieux tout l’idéal, toute l’élévation, toute l’ampleur de la grande tragédie, Diderot lui laisse, à peu de choses près, toutes les entraves dont les inconvéniens ont donné quelque importance à ses critiques.

À l’appui de ses théories, Diderot, on le sait, donna deux drames, le Fils naturel et le Père de famille. Malgré quelques saillies heureuses, un certain pathos ardent, qui s’élève quelquefois jusqu’à l’éloquence, et un caractère assez réussi, celui du commandeur dans le Père de famille, il est peu d’ouvrages de théâtre qui soient plus confus, plus faibles d’intrigue, plus lourds, plus fatigans par l’emphase continue du style, par l’abus de l’interjection, de l’apostrophe et de la tirade, que ces deux drames, devenus presque illisibles[1]. En sortant d’une conversation avec Diderot, Voltaire disait de lui : « Cet homme n’est pas fait pour le dialogue. » Cette vérité perce à chaque page de ses drames : ce ne sont jamais les personnages, ce n’est ni Sophie, ni Constance, ni Dorval, ni Germeuil, ni Saint-Albin oui ont la parole ; c’est le philosophe Diderot qui disserte sur l’amour, sur le célibat, sur les couvens, sur la vertu, sur l’égalité des conditions, — et cet homme si spirituel parfois dans ses Salons ou dans ses lettres à Mlle Voland, qui, dans ses théories dramatiques, montre souvent un sentiment heureux de la simplicité du génie grec, qui, après Fénelon, fait ressortir assez bien ce qu’il y a parfois de tendu dans le langage des héros de Corneille, cet homme enfin, si prompt à apercevoir la paille dans le dialogue des grands tragiques du XVIIe siècle, ne voit pas la poutre qui est dans le sien.

    nomme à tort une tragédie historique. Un seul critique du temps, qu’il ne faut pas juger d’après les invectives de Voltaire, et qui ne manquait ni de sagacité ni de bon sens, Fréron, signale le drame historique en prose du président Hénault comme « un ouvrage d’une espèce singulière et qui lui paraît propre à créer un nouveau genre ; » ce qui était parfaitement vrai.

  1. On est un peu stupéfait aujourd’hui quand on voit Grimm annoncer au monde le Fils naturel comme un ouvrage de génie destiné à produire une grande révolution.