Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/512

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sont déchaînés, quoique peu de personnes le connaissent. Vous serez moins étonné, monseigneur, de ma hardiesse à vous prier d’être mon juge d’avance, lorsque vous saurez que la pièce court le danger de ne pouvoir être entendue au théâtre, et qu’il y a cinquante louis de distribués à cinquante étourneaux pour aller au parterre assurer sa chute sans l’écouter le jour de la première représentation. M. le duc de Noailles me dit là-dessus hier : Tant mieux ; c’est qu’ils en pensent du bien. Mais moi, qui tremble, je fais comme les malheureux qu’on persécute injustement sur la terre. Je lève les mains au ciel et je cherche justice et protection parmi les dieux… Peut-être tirerai-je un double avantage de ma démarche : c’est que le drame qui m’a servi de délassement au milieu d’occupations plus sérieuses, et qui doit faire plus d’honneur à la sensibilité de mon cœur qu’à la force de mon esprit, ramènera votre altesse à prendre de moi une meilleure opinion que celle qu’on a voulu lui donner, et la portera à recevoir avec bonté les assurances du profond respect avec lequel je suis de votre altesse, etc.

« Beaumarchais. »


Avec le duc de Noailles, auquel il avait lu sa pièce, et qui lui avait témoigné de l’intérêt, Beaumarchais pose en homme d’état qui a manqué sa vocation.


« Ce n’est qu’à la dérobée, monsieur le duc, que j’ose me livrer au goût de la littérature. Quand je cesse un moment de gratter la terre et de cultiver le jardin de mon avancement, à l’instant tous mes défrichemens se couvrent de ronces, et c’est toujours à recommencer. Une autre de mes folies à laquelle j’ai encore été forcé de m’arracher, c’est l’étude de la politique, épineuse et rebutante pour tout autre, mais aussi attrayante qu’inutile pour moi. Je l’aimais à la folie : lectures, travaux, voyages, observations, j’ai tout fait pour elle : les droits respectifs des puissances, les prétentions des princes par qui la masse des hommes est toujours ébranlée, l’action et la réaction des gouvernemens les uns sur les autres, étaient des intérêts faits pour mon ame. Il n’y a peut-être personne qui ait autant éprouvé que moi la contrariété de ne pouvoir rien voir qu’en grand, lorsque je suis le plus petit des hommes : quelquefois même j’ai été jusqu’à murmurer dans mon humeur injuste de ce que le sort ne m’avait pas placé plus avantageusement pour les choses auxquelles je me croyais propre, surtout lorsque je considérais que la mission que les rois et les ministres donnent à leurs agens ne saurait leur imprimer la grâce de l’ancien apostolat, qui faisait tout à coup des hommes éclairés et sublimes des plus chétifs cerveaux. »


Beaumarchais avait su également intéresser au drame d’Eugénie la fille du duc de Noailles, la comtesse de Tessé, personne spirituelle et aimable, qui avait discuté avec lui le caractère de l’héroïne, et à laquelle il répond avec un mélange assez hétérogène de subtilité romanesque et de galanterie tant soit peu impertinente, qui me paraît encore un signe de l’homme et du temps.


« J’ai été vivement touché, madame la comtesse, de votre aimable poli-