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drame représenté à Berlin pénétrât à Munich ou à Vienne; cette fois, le succès se propagea du nord au sud avec une rapidité sans exemple. L’œuvre de M. Hebbel avait été accueillie à Berlin avec des transports d’enthousiasme; toutes les scènes considérables s’en emparèrent à l’envi, et le même triomphe se reproduisit partout. L’émotion fut si vive, que les chefs les plus accrédites de la critique se montrèrent unanimes dans leurs éloges. Ceux-là même qui plus tard ont le mieux signalé les erreurs du poète saluèrent l’apparition de Judith comme l’éclatante aurore d’un grand jour. M. Hebbel était manifestement le poète profond et hardi qui allait constituer le drame de l’ère nouvelle; nescio quid majus nascitur... Le XIXe siècle possédait enfin son Shakspeare, et Judith le sacrait aux yeux de tous !

Quel est donc ce drame, objet d’un tel délire? M. Hebbel s’y est révélé tout entier avec ses fortes qualités et ses bizarreries. Le caractère de M. Hebbel, Judith le montre assez haut, et ses autres créations n’ont fait que l’accuser davantage, c’est un mélange extraordinaire de psychologie subtile et de tragique puissance. L’auteur de Judith est persuadé qu’un drame est, avant tout, un tableau symbolique; ses héros sont des types, des personnifications hardies, chargées de représenter à tous les regards les luttes invisibles de la conscience; telle est, selon lui, la mission de la scène au XIXe siècle. Si un drame n’est pas le vaste symbole du genre humain, si une composition théâtrale, à l’aide de figures particulières, n’ouvre pas des perspectives immenses sur l’état général du monde, l’auteur, quel que puisse être l’intérêt de son œuvre, est enchaîné sur les degrés inférieurs de la poésie; il s’épuise dans le stérile domaine de l’anecdote et ne soupçonne même pas le problème qu’il doit résoudre. Ces prétentions, qui semblent toutes naturelles chez nos voisins, devraient condamner le poète aux raffinemens les plus subtils et détruire en lui toute puissance créatrice; l’originalité de M. Hebbel, c’est qu’il pousse à l’extrême ces conceptions quintessenciées sans que le pathétique en souffre. Imagination abstraite et passionnée, il a beau peindre des idées pures, il leur communique une vie puissante et les met aux prises les unes avec les autres en de formidables conflits.

Le premier acte de Judith s’ouvre dans le camp d’Holopherne. Le général de Nabuchodonosor est devenu, sous la plume de M. Hebbel, la personnification de la force abjecte. C’est la matière que ne gouverne point l’esprit, la matière déchaînée et furieuse. Rien ne résiste au chef assyrien. La destruction marche à ses côtés. On dirait que son regard tue et que son souffle dessèche au loin tout ce qui vit. Les nations fuient d’son approche, les murailles s’ébranlent, les champs sont frappés de mort, et lui, il s’avance toujours, satisfait et sinistre, au milieu de l’épouvante universelle. On ne sait vraiment si l’on a affaire ici à