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une heure vient où la conscience se réveille. « C’est vrai, dit Judith, ce n’est pas seulement la misère de mon peuple qui m’a poussée à l’assassinat; » et du moment où elle voit clair dans son ame, elle se trouble jusqu’à perdre la raison. La seconde idée n’est pas moins profonde et moins forte : chaque être a sa destinée dans le monde; celui qui travaille à l’accomplissement de sa fin marche dans le sentier de la loi; celui qui sort de sa destinée, celui qui franchit les limites de son être, est entraîné à des choses monstrueuses et trouble l’ordre universel. De toutes les prétentieuses billevesées de notre temps, la plus sotte assurément est celle qui prêche l’émancipation de la femme; l’auteur de Judith châtie énergiquement ces niaises et immorales théories, et, afin que la protestation soit éclatante, il ne craint pas de prendre pour héroïne une figure consacrée par la Bible. Judith a été rebelle aux lois qui régissent la condition de la femme, elle s’est crue appelée à l’action, et à quelle sorte d’action! elle n’a pas redouté la pensée de l’homicide. De là la nécessité de l’outrage qu’elle subit. Cet outrage, elle le prévoyait bien, et pourtant elle a persisté dans son dessein. N’est-il pas manifeste qu’elle a rompu les liens de sa nature? Avec quelle effrayante bizarrerie d’images elle exprime cette pensée, lorsqu’elle s’écrie en son délire : « Je suis sortie de moi-même, je ne peux plus y rentrer... Les trous de mon cerveau sont trop petits... Mon esprit est devenu énorme, monstrueux... Je le sens, je le vois... il essaie en vain de reprendre sa place! » Et plus loin : « Dirige-moi, Mirza; dis-moi ce que je dois faire. Je ne suis plus moi, je n’ose plus rien faire toute seule, il faut qu’un autre esprit me conduise. »

La pensée de Judith est profonde; quel jugement porter sur l’œuvre? La simple exposition du drame provoque des objections trop évidentes. Un drame où les personnages sont tour à tour des êtres réels, émus, passionnés, et des personnages purement mythiques, un drame où Holopherne représente l’athéisme hégélien, où le général de Nabuchodonosor par le comme le citoyen Stirner, où les idées, les expressions, les formules du socialisme du XIXe siècle sont continuellement mêlées aux images et aux sentimens de l’antiquité biblique, un tel drame peut être une conception originale et puissante; ce ne sera jamais une œuvre que puisse revendiquer le théâtre. L’Allemagne veut que ce soit un drame, et quel drame, je vous prie? — Le plus grand de tous, le drame nouveau, le drame du XIXe siècle, celui qu’un Shakspeare inventerait aujourd’hui! Ces prétentions n’ont pas besoin d’être réfutées en France; les exprimer, c’est en faire justice. Les trois formes dramatiques si différentes que représentent les glorieux noms de Sophocle, de Shakspeare et de Racine n’ont pas été la propriété exclusive des peuples qui les ont vues se produire. Chacun de ces maîtres a régné à son tour sur l’Europe, et ses œuvres ont grossi le trésor du genre