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REVUE DES DEUX MONDES.


II. — ENFANCE DE BEAUMARCHAIS. — SON ÉDUCATION. — BEAUMARCHAIS HORLOGER. — PREMIER PROCÈS.

On connaît maintenant la famille obscure, mais intéressante d’où sortit l’auteur du Mariage de Figaro. On a pu apprécier les traits saillans de cette race de petite bourgeoisie, cultivée, raffinée, aimant les arts, les belles manières, le bel esprit, recherchant le contact de l’aristocratie, tendant naturellement à s’élever, et déjà toute préparée au régime de l’égalité. Ce régime, il faut bien l’avouer, semble avoir eu jusqu’ici pour résultat d’abaisser les classes supérieures de la société sans grandir dans la même proportion, sous le rapport des sentimens et de l’intelligence, la classe intermédiaire à laquelle appartenait l’horloger Caron. Aussi je crois ne m’être pas trompé en disant qu’on retrouverait difficilement aujourd’hui quelque chose d’analogue dans une sphère sociale aussi modeste.

Seul garçon dans une famille qui comptait cinq filles, le jeune Caron fut naturellement élevé en enfant gâté ; son enfance n’eut rien de cette tristesse rêveuse qui se rencontre quelquefois dans le caractère des hommes doués du génie comique ; elle fut gaie, folâtre, espiègle, elle fut la parfaite image de son talent et de son esprit. Dans la préface de son drame de Cromwell, pour prouver la nécessité d’allier le comique au tragique, M. Victor Hugo insiste sur ce fait, que ce contraste se rencontre dans les poètes eux-mêmes. « Ces Héraclites, dit-il, sont aussi des Démocrites ; Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakspeare mélancolique. » J’en suis fâché pour l’axiome de M. Victor Hugo : s’il est applicable à Molière et peut-être à Shakspeare, il ne saurait en aucune façon s’appliquer à Beaumarchais. Que dans le cours de l’existence la plus orageuse l’auteur du Mariage de Figaro, surtout à l’époque de sa vieillesse, ait eu des momens de mélancolie, cela est incontestable ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que de tous les hommes qui ont tenu une plume, il est peut-être le dernier auquel puisse s’adapter l’épithète de morose ; ce qui le distingue au contraire, non-seulement comme écrivain, mais comme homme, c’est précisément la faculté, qu’il possédait à un degré peut-être unique, de conserver presque toujours, dans les circonstances les plus sombres, les plus douloureuses, une sérénité extraordinaire, un fonds de gaieté intarissable et imperturbable. On connaît le mot de Voltaire sur Beaumarchais obligé de se défendre d’avoir empoisonné ses trois femmes, bien qu’il n’eût été encore marié que deux fois : « Ce Beaumarchais n’est point un empoisonneur, il est trop drôle. » Le mot eût été plus rigoureusement juste si Voltaire eût dit : il est trop gai, et il parle plus exactement ailleurs quand il ajoute : « Je persiste à croire qu’un homme si gai ne peut être de la famille de Locuste. » Ce qui caractérise en effet