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seigneur de Hongrie, Pannonie, Suède et Danemark. Le portrait peu flatteur que l’historien nous fait de l’ennemi de Florence ne l’empêche pas d’ajouter qu’on l’appelait le beau, chiamavasi bello. On retrouve fréquemment en Italie cette tradition sur la laideur monstrueuse d’Attila: certaines chroniques lui donnent une tête d’âne, d’autres un grouin de porc : double réminiscence de l’idée légendaire qui voyait dans Attila un démon, et de la tradition gothique rapportée par Jornandès, qui faisait naître les Huns du commerce des sorcières avec les esprits immondes. Ici on veut qu’Attila fût privé de la parole et n’eût qu’un grognement sourd, là-bas on le faisait assister, comme un juge délicat, à la lecture d’un poème latin : la tradition prenait du large dans ses conjectures.

Dans cette revue que je viens de faire des traditions sur Attila éparses chez les races latines, je me flatte de n’avoir rien omis d’important historiquement ou de tant soit peu original. Tantôt d’une beauté grandiose, tantôt absurdes et grotesques, ces traditions, on le voit, portent le cachet des conceptions populaires; mais rien ne les relie, elles manquent d’unité. Il eût fallu à cette poussière poétique, pour prendre un corps et s’animer, le souffle d’un Dante ou d’un Homère; ce souffle n’est point venu, et pourtant elle contenait autant d’élémens nationaux que l’Odyssée, autant d’élémens chrétiens que la Divine Comédie, Qui peut dire quelles proportions de grandeur terrible aurait pu atteindre l’ATTILA FLAGELLUM DEÏ sous la plume du chantre de l’enfer? Si le poème rêvé par des pères n’a pas rencontré la main qui devait lui donner sa forme, au moins existe-t-il en idée; il vit en nous à notre insu; nous avons beau lire ou faire de l’histoire, toute cette fantasmagorie traditionnelle se réveille dans notre imagination au mot magique de fléau de Dieu, et s’interpose plus ou moins entre l’histoire et nous. On serait même tenté de supposer, à lire certains ouvrages récens parés de tous les mérites de l’imagination et du style en même temps qu’ils sont chargés de citations savantes, que l’âge de la légende n’est pas fini, et qu’elle essaie de se rajeunir par une sorte d’alliance ou de compromis avec l’érudition. C’est ce que je me suis dit en face de l’Attila que nous a peint l’illustre auteur des Études historiques. «Ce sauvage hideux qui habite une grande bergerie de bois dans les pacages du Danube, que les rois soumis gardent à la porte de sa baraque et qui a ses femmes dans des loges autour de lui…, ce conquérant poussé ou arrêté par une main qui se montrait partout alors à défaut de celle des hommes, et qui finit par crever du trop de sang qu’il avait bu, » tout cela me paraît un produit malheureux du mariage dont j’ai parlé. Je doute que de pareils compromis fassent grand bien à l’histoire. Rendons-lui l’Attila de Priscus, et réservons le flagellum Dei pour la poésie.


AMEDEE THIERRY.