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crise extrêmement difficile à traverser : c’est le moment où l’individu terrassé par le malheur et perdant l’espoir de se relever se demande s’il ne ferait pas bien de s’abandonner corps et ame à la fatalité, de ne plus se faire de bile et de se laisser vivre au jour le jour sans prévoyance et sans vergogne, en ne poursuivant, comme la brute, que la satisfaction du moment. Celui qui ne résiste pas à cette infernale tentation devient un malfaiteur s’il est corrompu, et, s’il conserve le sentiment de la probité, il se déclare chiffonnier.

La recherche et le triage des ordures qui peuvent encore être utilisées constituent une carrière assez lucrative pour celui qui a l’instinct de la chose. Treize à quatorze cents personnes en vivaient avant 1848, et cette proportion paraît subsister encore aujourd’hui. Les gens du métier distinguent les placiers, qui exploitent une circonscription sans en sortir, et les aventuriers, qui s’en vont butiner dans toute la ville. Une petite promenade le soir et une grande tournée depuis quatre heures du matin jusqu’au moment où s’ouvrent les boutiques leur procurent un gain suffisant. Un bon chiffonnier, dit-on gravement dans l’enquête, pouvait gagner 5 francs en 1846, tandis que depuis la révolution il ne réalise plus que 1 fr. 50 cent, à 2 fr. N’y a-t-il pas là encore un peu de partialité en faveur du passé ? N’a-t-on pas pris de rares exceptions pour la règle commune ? Des gens très agiles, et sachant se bien faire venir dans les grandes maisons dont ils reçoivent les débris, ont pu faire autrefois de bonnes journées ; il en serait de même aujourd’hui dans de pareilles circonstances. En général, la nature du travail indique que son produit doit être très éventuel, car les trouvailles de l’un limitent les gains de l’autre. Les profits quotidiens varient de 50 cent, à 2 fr. Le prix de la marchandise baissa en effet beaucoup en 1848, mais ce ne fut pas une occasion de perte pour ces bons chiffonniers dont parle l’enquête. Beaucoup de malheureux, refoulés par la misère dans les garnis de bas étage, étaient obligés de prendre la flotte pour compléter la maigre pitance que la mairie leur fournissait : ne sachant pas tirer parti de leur butin, ils le revendaient à vil prix aux vieux praticiens, de sorte que ceux-ci, sans se fatiguer, gagnaient plus que par le passé. Le chiffonnier pur sang se trouvait ainsi transformé en capitaliste exploiteur : ironie des révolutions !

Les objets trouvés dans les rues devant fournir des matières premières pour diverses industries, le triage est l’opération subtile et importante. Une hottée se distribue quelquefois en plus de vingt tas. On sépare les linges fins ou grossiers, blancs ou de couleur. Les papiers ont différens prix, selon qu’ils sont blancs, imprimés ou de pâte colorée. Dans les laines, on met à part les étoffes bleues, dont on extrait la couleur pour la revendre, et les tricots, qui sont recardés. Parmi les os, on doit distinguer ceux dont on peut encore tirer de la graisse, ceux qui sont bons pour la tabletterie, ceux dont on ne peut plus faire que du noir animal. Le vieux cuir de chaussure est moins précieux que les âmes de semelle. Les morceaux de cristal, de verre à vitre ou de verre à bouteille, la ferraille, le vieux cuivre et les bouchons forment autant de lots différens : connaître pour chacune de ces marchandises les débouchés spéciaux et le cours de la place, c’est ce qui constitue le vrai talent.

Autrefois le triage des bottées et le lavage des chiffons se faisaient chez des entrepreneurs installés à cet effet. En 1847, il y en avait encore, suivant