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pudeur, et, ce qui est plus grave, une pauvreté morne et cachée se réveillant par crises, comme aux élancemens d’une douleur sourde, montrent que tous ceux qui ont prêté les mains au progrès n’ont pas eu également lieu de s’en applaudir.

A la vue de ces symptômes, beaucoup de gens déclarent nettement que Tex tension de l’industrie métropolitaine est démesurée; qu’en attirant à Paris, par le mirage des forts salaires, une multitude exposée à de cruels mécomptes, elle crée un danger pour la société entière; qu’il faut enfin restreindre cette trop grande agglomération des ouvriers, dût la spéculation parisienne en souffrir. Au contraire, d’autres personnes disent tout bas que le mal dont on s’effraie à tort est dans l’ordre naturel des choses; que l’industrie est un champ de bataille où de pauvres soldats doivent tomber et disparaître pour le bien et la gloire de tous; qu’il faut seulement étendre le voile sur les blessures, afin que la vue des plaies saignantes ne démoralise pas ceux qui sont encore debout.

Ces deux opinions me paraissent également dangereuses. Le développement de la fabrique parisienne est une des conséquences de la centralisation. Les moyens d’instruction étant presque généralement concentrés à Paris, la grande ville est devenue l’école du bon goût, et il faut que cette école soit assez nombreuse pour que les autres villes puissent s’y recruter incessamment; autrement l’industrie française perdrait ce cachet qui assure son prestige dans le monde entier. D’autre part, s’aveugler sur le mal ou croire qu’il suffit de le déguiser pour que le patient se déclare satisfait, c’est une illusion et une imprudence. Ne fait-on pas injure à la Providence en supposant qu’une partie des hommes appliques aux travaux utiles sont fatalement destinés à user leur vie dans la souffrance et l’humiliation?

Nous avons vu plus haut que, sur une somme de l,464 millions, représentant, suivant l’enquête, le montant des affaires industrielles, les ouvriers de Paris reçoivent en salaires 19 pour 100[1]. Si on avait les élémens d’un pareil calcul pour les États-Unis d’Amérique, peut-être trouverait-on que le contingent des salariés y est de 40 pour 100. Pourquoi d’aussi énormes différences entre les deux contrées?

En chaque pays, la part de l’ouvrier dans l’œuvre collective est déterminée par les institutions qui régissent l’industrie : le chiffre du salaire est une résultante produite fatalement, mystérieusement, par les lois civiles, les règlemens économiques, la fiscalité, les usages commerciaux. Supposez à New-York un pouvoir entravant le mécanisme du crédit, gênant les transactions sous prétexte de les réglementer, aussitôt les affaires deviennent languissantes; le travail est plus offert que demandé, et le contingent du salarié s’abaisse de moitié. N’attribuons pas exclusivement, comme beaucoup de personnes sont disposées à le faire, l’avilissement des salaires à la surabondance des bras qui se font concurrence dans les sociétés vieillies. C’est prendre l’effet

  1. Cette proportion de 19 pour 100 pour Paris étant très faible, j’y vois une nouvelle preuve de l’exagération du chiffre par lequel l’enquête exprime l’importance des affaires. D’autres études m’ont conduit à croire que, pour la France entière, la part des salariés dans le revenu collectif est d’environ 30 pour 100.