Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/688

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

grosse ; la carcasse supérieure de ses joues est un peu trop élevée, ce qui empêche que le visage ne joue. On a beaucoup parlé de la beauté de ses bras ; ils sont très blancs, mais ils sont trop courts, ils ont l’air de pattes de lion. En général sa figure est un peu trop grande et trop forte pour les rôles tendres, naïfs et ingénus, comme sont la plupart des rôles de nos opéras-comiques[1]… Du reste, je suis de l’avis du public, qu’il faudrait recevoir Mlle Ménard à l’essai : elle paraît être capable d’une grande application. On prétend que son premier métier a été celui de bouquetière sur les boulevards, mais que, voulant se tirer de cet état, qui a un peu dégénéré de la noblesse de son origine depuis que Glycère vendait des bouquets aux portes des temples à Athènes, elle a acheté une grammaire de Restant et s’est mise à étudier la langue et la prononciation française, après quoi elle a essayé de jouer la comédie. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pendant ses débuts, elle s’est adressée à tous les auteurs musiciens et poètes pour leur demander conseil et profiter de leurs lumières avec un zèle et une docilité qui ont eu pour récompense les applaudissemens qu’elle a obtenus dans ses différens rôles. M. de Péquigny, aujourd’hui duc de Chaulnes, protecteur de ses charmes, l’a fait peindre par Greuze ; ainsi, si nous ne la conservons pas au théâtre, nous la verrons du moins au salon prochain[2]. »

La protection du duc de Chaulnes ayant sans doute empêché Mlle Ménard d’être protégée par le duc de Richelieu, elle sacrifia ses espérances de succès à la jalousie du premier de ces deux ducs et elle renonça au théâtre ; mais, comme elle avait de l’esprit et de l’agrément, elle recevait chez elle fort bonne compagnie (en hommes bien entendu). Marmontel, Sedaine, Rulhières, Chamfort, s’y rencontraient avec de très grands seigneurs amenés par le duc de Chaulnes. Ce duc, qui avait alors trente ans, était déjà célèbre par la violence et la bizarrerie de son caractère : c’était le dernier représentant de la branche cadette de la maison de Luynes, laquelle branche s’est éteinte, je crois, dans sa personne. Le manuscrit inédit de Gudin contient de lui un portrait dont la ressemblance est confirmée par tous les témoignages contemporains. « Son caractère, dit Gudin, était un assemblage rare de qualités et de défauts contradictoires : de l’esprit et point de jugement ; de l’orgueil et un défaut de discernement tel qu’il lui ôtait le sentiment

    lement les mots de Grimm et quelques autres un peu plus loin. Ces citations ont aussi leur physionomie historique, surtout si l’on veut bien se souvenir que les comptes-rendus de Grimm faisaient les délices d’une foule de princes et de princesses qui les payaient fort cher.

  1. Nous verrons tout à l’heure un respectable abbé modifier un peu ce portrait de Grimm, et nous apprendre que la douceur était le caractère distinctif de la physionomie de Mlle Ménard.
  2. Correspondance littéraire, juin, 1770.