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III. — BEAUMARCHAIS AU FOR-L’ÉVÊQUE.

Voilà donc Beaumarchais enlevé à sa famille, à ses affaires, à son procès, et emprisonné contre toute justice. En d’autres temps, une telle iniquité n’eût point passé inaperçue ; mais le public s’intéressait alors très peu à l’homme qui devait bientôt devenir son idole. « Ce particulier, dit à cette époque le recueil de Bachaumont en parlant de Beaumarchais et de l’aventure que nous racontons, ce particulier fort insolent[1], qui ne doute de rien, n’est point aimé, et, quoique dans cette rixe il ne paraît pas qu’on ait à lui reprocher aucun tort, on le plaint moins qu’un autre des vexations qu’il éprouve. »

La première lettre de Beaumarchais dans sa prison est assez philosophique ; elle est adressée à Gudin :


« En vertu, écrit-il, d’une lettre sans cachet[2] appelée lettre de cachet, signée Louis, plus bas Phelippeaux, recommandée Sartines, exécutée Buchot et subie Beaumarchais, je suis logé, mon ami, depuis ce matin au For-l’Évêque, dans une chambre non tapissée, à 2,160 livres de loyer, où l’on me fait espérer qu’hors le nécessaire je ne manquerai de rien. Est-ce la famille du duc, à qui j’ai sauvé un procès criminel, qui me fait emprisonner ? Est-ce le ministère, dont j’ai constamment suivi ou prévenu les ordres ? Sont-ce les ducs et pairs, avec qui je ne puis jamais avoir rien à démêler ? Voilà ce que j’ignore ; mais le nom sacré du roi est une si belle chose, qu’on ne saurait trop le multiplier et l’employer à propos. C’est ainsi qu’en tout pays bien policé l’on tourmente par autorité ceux qu’on ne peut inculper avec justice. Qu’y faire ? Partout où il y a des hommes, il se passe des choses odieuses, et le grand tort d’avoir raison est toujours un crime aux yeux du pouvoir, qui veut sans cesse punir et ne jamais juger. »


Tandis que les deux rivaux sont sous les verrous, occupés tous deux à réfléchir aux inconvéniens des liaisons disproportionnées, revenons un peu à Mlle  Ménard. En apprenant l’accès de fureur du duc de Chaulnes, cette belle Hélène était allée se jeter aux pieds de M. de Sartines, en implorant sa protection. Le galant magistrat l’avait rassurée de son mieux ; le lendemain elle lui écrit la lettre suivante :

  1. On doit noter que, si les uns reprochaient à Beaumarchais d’être trop insolent, d’autres, et notamment Dumouriez, qui était alors en liaison avec lui, trouvaient qu’il n’avait pas mis assez de bonne volonté à rencontrer de nouveau le duc de Chaulnes le lendemain de la scène. On peut objecter qu’il y avait dans la situation de Beaumarchais plus d’un péril à passer outre, la famille du duc étant très puissante. Après cela, je ne voudrais pas jurer qu’il eût une envie démesurée de rencontrer le duc de Chaulnes.
  2. Cette plaisanterie, que Beaumarchais renouvelle dans ses mémoires contre Goëzman, s’explique par ce fait que les lettres de cachet, qui s’appelaient aussi lettres closes, se distinguaient des autres missives royales en ce qu’elles étaient signées du roi seulement et n’étaient point scellées du grand sceau de l’état.