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digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentimens dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû ni aux procédés que le respect exige. Adieu, monsieur[1] ! »

Rousseau, dans ses Confessions, s’étonne que Voltaire n’ait point répondu à cette lettre, et il dit que, « pour mettre sa brutalité plus à l’aise, il fit semblant d’être irrité jusqu’à la fureur. » Rousseau, par hasard, avait-il écrit la lettre que nous venons de lire pour plaire à Voltaire ? Assurément non. Pourquoi donc se plaignait-il, si Voltaire était irrité ? Voltaire, jusqu’à cette lettre, n’était coupable envers Rousseau que de quelques plaisanteries contre son système. Rien de public : quelques bons mots pour défendre les lettres et la civilisation, et ces bons mots étaient adressés à Rousseau lui-même ou à des amis, et dans des lettres privées. En 1756 même, Voltaire, répondant à la grande lettre de Rousseau sur la Providence, lui disait : « Comptez que de tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous estime mieux que moi malgré mes mauvaises plaisanteries, et que de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. » Cela, il faut l’avouer, ne ressemble guère au je vous hais de Rousseau. Il est vrai que Voltaire, tout en s’excusant de ses mauvaises plaisanteries, n’y renonçait pas, et qu’en 1756, dans sa correspondance avec d’Alembert, il raille assez gaiement la sagesse iroquoise de Jean-Jacques Rousseau. Ailleurs, en 1757, il écrit encore à d’Alembert : « Si vous avez un moment de loisir, mandez-moi comment vont les organes pensans de Rousseau et s’il a toujours mal à la glande pinéale. S’il y a une preuve contre l’immortalité de l’ame, c’est cette maladie du cerveau ; on a une fluxion sur l’ame comme sur les dents. Nous sommes de pauvres machines. » Ces plaisanteries contre la spiritualité de l’ame humaine plutôt que contre Rousseau ne sont que des peccadilles dans Voltaire, et rien n’indique encore qu’il déteste Rousseau. Après la lettre même où Rousseau lui déclare solennellement sa haine et à laquelle Voltaire ne répond rien, nous ne voyons pas que Voltaire s’emporte jusqu’à la fureur. « J’ai reçu, dit-il à Thiriot le 23 juin 1760, une grande lettre de Jean-Jacques Rousseau ; il est devenu tout-à-fait fou, c’est dommage ! » Deux mois après, le 29 août, il n’est pas non plus fort irrité, car il écrit à Thiriot encore : « Jean-Jacques, à force d’être sérieux, est devenu fou ; il écrivait à Jérôme[2] dans sa douleur amère : « Monsieur, vous serez enterré pompeusement, et je serai jeté à la voirie. » Pauvre Jean-Jacques ! Voilà un grand

  1. Confessions, livre X.
  2. Jérôme Vadé, c’est un des pseudonymes que prenait Voltaire.