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dit-on de lui dans le pays ? Y a-t-il quelqu’un qui veuille le voir ? — Tout le monde, monsieur ; tout le monde l’aime. Il est recherché par tous, et on dit que milord[1] lui fait aussi bien des caresses. — C’est que milord ne le connaît pas, ni vous non plus. Attendez seulement deux ou trois mois, et vous connaîtrez l’homme. Les gens de Montmorency, où il demeurait, ont fait des feux de joie quand il s’est sauvé pour n’être pas pendu. C’est un homme sans foi, sans honneur, sans religion. — Sans religion, monsieur ! mais on dit que vous n’en avez pas beaucoup vous-même. — Qui, moi ? grand Dieu ! et qui est-ce qui dit cela ? — Tout le monde, monsieur. — Ah ! quelle horrible calomnie ! moi qui ai étudié chez les jésuites, moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les théologiens ! — Mais, monsieur, on dit que vous avez fait bien des mauvais livres. — On ment. Qu’on m’en montre un seul qui porte mon nom, comme ceux de ce croquant portent le sien[2] ! » La conversation est piquante, et l’ouvrier m’a l’air d’un paysan malicieux qui sait comment il faut s’y prendre pour faire rire le beau monde de Paris aux dépens de M. de Voltaire ; mais ces malices ne sont rien auprès des grossières attaques que Voltaire se permettait contre Rousseau.

Il écrivait contre lui en prose et en vers ; il faisait en 1764 un odieux libelle intitulé Sentimens des citoyens de Genève sur Jean-Jacques Rousseau, et il laissait attribuer ce libelle à M. Vernes, pasteur protestant ; enfin il faisait en 1768 la Guerre de Genève, mauvais poème où Rousseau joue un rôle affreux. Je laisse de côté les injures grossières qui abondent dans ce dernier ouvrage, où Voltaire semble avoir perdu son talent en punition de sa méchanceté, et j’y cherche à grand’peine quelques vers qui se sentent de son ancien et charmant esprit. Je prends les vers qui racontent l’incendie du théâtre de Genève, que Voltaire ne manque pas d’imputer, par fiction poétique, dit-il en note, à Rousseau et aux prédicans de Genève, qui s’irritent de voir qu’on joue la comédie à Genève. La vieille colère du poète dramatique contre l’ennemi des spectacles inspire encore ici Voltaire. Rousseau harangue un prédicant de ses amis et l’excite à brûler le théâtre.


Des Genevois on adoucit les mœurs.
On les polit, ils deviendront meilleurs ;
On s’aimera : souffrirons-nous qu’on s’aime ?
Allons brûler le théâtre à l’instant.

Qu’il soit détruit jusqu’en son fondement !

Ayons tous deux la vertu d’Érostrate ;
Prenons ce soir en secret un brandon.

  1. George Keith, connu sous le nom de milord Maréchal, et alors gouverneur de Neufchâtel pour le roi de Prusse.
  2. Correspondance de Rousseau, p. 397.