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promenade jusqu’à l’Ermitage : la loge était devenue une jolie maison, et Mme d’Épinay dit à Rousseau tout surpris de ce changement : « Mon ours, voilà votre asile ! C’est vous qui l’avez choisi, et c’est l’amitié qui vous l’offre. — Je ne crois pas, dit Rousseau, avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému. Je mouillai de mes pleurs la main bienfaisante de mon amie[1]. » Le récit de Mme d’Épinay est plus simple ; elle y est aussi bonne et aussi empressée, mais elle n’a pas cet air de fée qui construit une maison d’un coup de baguette. Rousseau était tenté de retourner à Genève, où on lui offrait une place de bibliothécaire avec 1,200 francs d’appointemens ; mais il hésitait à quitter la France, « quoiqu’il voulût, disait-il, quitter Paris. » Mme d’Épinay alors, dans une lettre, lui offre l’Ermitage. De plus, se rappelant lui avoir entendu dire que, s’il avait 100 pistoles de rentes, il ne choisirait pas d’autre habitation, elle lui offre d’ajouter à la vente de son dernier ouvrage ce qui lui manquait pour compléter son revenu. Que fait Rousseau ? Il se fâche, et il écrit à Mme d’Épinay que « sa proposition lui a glacé l’ame. » — « Que vous entendez mal vos intérêts, lui dit-il, de vouloir faire un valet d’un ami !… Je ne suis point en peine de vivre ni de mourir… Je ne refuse pas, au reste, d’écouter ce que vous avez à me dire, pourvu que vous vous souveniez que je ne suis pas à vendre, et que mes sentimens, au-dessus maintenant de tout le prix qu’on y peut mettre, se trouveraient bientôt au-dessous de celui qu’on y aurait mis[2]. »

Il est impossible d’écrire une lettre plus blessante et qui sente plus, disons-le, la sotte et ombrageuse vanité des petites gens. Le souvenez-vous que je ne suis pas à vendre est d’un portier déclamateur. La réponse de Mme d’Épinay au contraire est charmante ; elle est bonne et sensée, elle est digne et compatissante. « Votre lettre m’a fait rire d’abord, tant je la trouve extravagante ; ensuite elle m’a affligée pour vous, car il faut avoir l’esprit bien gauche pour se fâcher de propositions dictées par une amitié qui doit vous être connue et pour supposer que j’ai le sot orgueil de vouloir me faire des créatures….. Je ne vous conseille pas de prendre une détermination présentement[3], car vous ne me paraissez pas en état de juger sainement de ce qui peut vous convenir. Bonjour, mon cher Rousseau[4]. »

On voit qu’entre le conte de fée que fait Rousseau de son établissement à l’Ermitage et la négociation quinteuse dont témoigne la correspondance avec Mme d’Épinay, il y a une différence notable. Enfin Rousseau accepta, tant Mme d’Épinay mit de bonne grâce et de patience

  1. Confessions, liv. VIII.
  2. Correspondance, p. 227.
  3. Rousseau hésitait entre Genève et la France.
  4. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, 271, et Correspondance de Rousseau, p. 228.