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été pesée par le goût de notre pays, et que, depuis Dante jusqu’à Rossini, de- puis Leibnitz jusqu’à Beethoven, Weber et Meyerbeer, depuis Shakspeare jusqu’à Haendel et Byron, les grands penseurs, les grands poètes et les grands artistes des temps modernes n’ont pris un rang définitif dans l’histoire de l’esprit humain qu’après avoir été soumis au jugement de la France.

L’influence du goût de la France sur le génie de Rossini se révèle particulièrement dans quatre partitions que nous avons déjà mentionnées : le Siège de Corinthe, Moïse, le Comte Ory et Guillaume Tell. Ces opéras, qui appartiennent tous au répertoire de notre premier théâtre lyrique, marquent les développemens successifs de sa troisième manière, la dernière évolution de son style à la fois brillant et grandiose. Moïse renferme donc un grand nombre de morceaux qui ne se trouvent pas dans la partition italienne : d’abord le chœur d’introduction. Dieu puissant; le chœur sans accompagnement qui suit, Dieu de la paix. Dieu de la guerre; la marche et le chœur Reine des cieux et de la terre; les airs de danse, le magnifique finale du troisième acte, et le bel air de soprano du quatrième acte: Quelle horrible destinée. Le personnage de Moïse, qui est presque insignifiant dans la fable du poète italien Tottola, est devenu un caractère plus sérieux et plus digne de la donnée biblique, et tout le drame a été retouché par une main intelligente.

Nous ne raconterons pas un sujet qui est suffisamment connu de tout le monde, et dont il suffit de citer le titre pour faire comprendre l’idée fondamentale. Il s’agit de la lutte du peuple hébreu réclamant sa liberté du pharaon de l’Egypte, qui la refuse, — de l’antagonisme des deux religions, qui cherchent à prouver chacune leur véracité par la grandeur des miracles. Au-dessous de cette lutte nationale et religieuse s’agite la passion d’Aménophis, l’héritier du pharaon, pour la Juive Anaï. Ces deux amans, tout entiers au sentiment qui les emporte, servent à compliquer le nœud de l’action et en accroissent l’intérêt. Le dénoûment, c’est le triomphe de Moïse et celui de son peuple, qui, agenouillé aux bords de la Mer-Rouge, adresse un hymne de grâce au Dieu d’Israël. C’est là un thème admirable pour un grand musicien, parce qu’il renferme tous les accens de la nature humaine : l’exaltation religieuse, les tourmens et les délices de l’amour, les déchiremens de la haine nationale. Rossini s’en est tiré en homme de génie, il a deviné ce qu’il ne sentait pas peut-être, il a exprimé ce qu’il n’a point éprouvé, il a peint ce qu’il n’a pas vu, et tels sont les miracles qu’il est donné à la poésie d’accomplir, à la poésie, qui surpasse la nature autant que l’idéal surpasse la réalité. Quand je dis que Rossini a exprimé dans Moïse un ordre de sentimens qu’il n’a pas éprouvé, je ne prétends pas assurément mettre en doute la foi religieuse de l’immortel maestro, ni affirmer qu’on puisse rendre avec des sons, avec des mots ou des couleurs, des émotions et des idées qui n’auraient jamais traversé notre cœur. Non, la monstrueuse doctrine de l’art pour l’art, qui a servi de drapeau à une cohue de burlesques réformateurs, n’a jamais effleuré notre esprit, et nous sommes loin de penser qu’il suffise d’être un peintre et un versificateur habile pour faire l’Athalie de Racine, la Cène de Léonard de Vinci ou l’Assomption de Murillo. Ce que nous voulons seulement constater ici en passant, c’est que l’œuvre entière de Rossini accuse une imagination toute moderne, un grand coloriste, plus épris de l’éclat de la vie extérieure et de la