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sur l’inutilité de continuer à vivre plus long-temps d’après le vieux système social. Quant à ce qui devait remplacer l’ancien ordre de choses, nous étions sur ce point beaucoup moins d’accord. Nous ne nous inquiétions pas beaucoup, — au moins je m’en tourmentais peu, — de la constitution sous l’empire de laquelle devait commencer notre millénium. Mon espérance était qu’entre la théorie et la pratique il se découvrirait un moyen terme d’où sortirait une nouvelle manière de vivre, et que, dans le cas même d’un insuccès complet, les mois et les années dépensés à cette tentative ne seraient pas perdus, soit pour le plaisir passager des relations, soit pour l’expérience qui rend les hommes sages.

« Bien que nous fussions des Arcadiens, notre costume ne ressemblait en rien aux pourpoints enrubannés, aux culottes et aux bas de soie, aux escarpins à rosettes, attirail ordinaire des bergers de la poésie et du théâtre. Au premier aspect, je dois humblement l’avouer, nous ressemblions plutôt à une bande de brigands ou de bandits qu’à une compagnie d’honnêtes travailleurs ou à un conclave de philosophes. Quelles que fussent les différences qui nous séparaient, il y avait un point qui nous était commun à tous : nous semblions tous être venus à Blithedale dans la louable et économique idée d’user nos vieux habits. Le beau spectacle que présentaient nos vêtemens lorsque nous arpentions les champs! Habits à grands collets ou sans collets, à larges basques ou à queue de morue, pantalons datant d’une demi-douzaine d’époques successives et grandement détériorés par les postures humiliantes prises sans doute autrefois par leurs propriétaires devant leurs bien-aimées, composaient notre accoutrement. En un mot, nous présentions un epitome vivant des modes défuntes, et notre esprit aurait donné à des étrangers qui auraient contemplé nos guenilles l’opinion que nous étions des hommes qui avaient connu des jours meilleurs. Nous étions une noblesse en haillons. Comme nous avions néanmoins gardé pour la plupart l’aspect de notre profession, un air de clergyman ou de scholar, on aurait pu nous prendre pour des citoyens de Grub-Street[1] essayant d’arriver par l’agriculture à une comfortable aisance, pour les pantisocrates de Coleridge expérimentant leur système, ou pour la société bigarrée de Candide cultivant des choux dans le fameux petit jardin. On aurait pu jurer que nous étions des compagnons du régiment déguenillé de Falstaff. Il y avait un service que chacun de nous pouvait rendre malgré notre peu d’habileté dans l’art agricole, c’était de tenir lieu d’épouvantail pour les oiseaux. Le pire de tout était qu’au premier mouvement énergique nécessaire pour mettre à fin quelque travail réel, nous étions sûrs d’achever ces pauvres vêtemens. De la sorte, nous mîmes graduellement de côté toutes ces guenilles pour prendre les honnêtes vêtemens de ménage et revêtir des étoffes de laine et de fil, comme préférables pour réaliser le précepte recommandé par Virgile, je crois, ara nudus, sere nudus; — ce qui, observa le vieux Silas Foster, lorsque je lui traduisis la maxime, serait inconvenant et jetterait les femmes dans la confusion.

« Après un temps d’apprentissage raisonnable, la vie rustique nous réussit

  1. Grub-Street, le carrefour des auteurs; — citoyens de Grub-Street, désignation qu’on applique généralement aux auteurs pauvres et vivant dans des greniers.