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bien. Nos visages, brûlés par le soleil, prirent une teinte brune; nos poitrines gagnèrent en étendue; nos épaules devinrent larges et droites; nos grands doigts brunis semblaient n’avoir jamais été capables de porter des gants de chevreau. La charrue, la bêche, la faux, la fourche, devinrent des instrumens familiers à nos mains. Les bœufs répondaient à nos voix. Nous devenions capables de remplir aussi laborieusement nos journées que le vieux Silas Foster lui-même, de dormir à la fin du jour d’un sommeil sans rêve, et de nous éveiller à l’aurore sans autre fatigue qu’une petite douleur aux jointures qui s’était généralement évanouie avant l’heure du déjeuner.

« A vrai dire, nos voisins restaient fort incrédules sur les progrès réels de notre entreprise. Ils mettaient en circulation des fables calomnieuses sur notre inhabileté à lier nos bœufs, à les mener au travail et à les délier le soir; ils avaient le front de dire que les vaches se moquaient de nous lorsqu’on allait pour les traire, et renversaient invariablement les jattes, soit parce que nous placions le tabouret du mauvais côté, soit parce que, effrayés du mouvement de leurs queues, nous avions l’habitude de tenir d’une main ces appendices naturels et de traire de l’autre; ils prétendaient qu’en sarclant nous avions arraché plusieurs acres de blé indien et d’autres céréales en conservant précieusement les mauvaises herbes Finalement, et comme bouquet de tous leurs mensonges, ces coquins firent courir le bruit que nous nous étions exterminés jusqu’au dernier homme avec le tranchant de nos faux, et que le monde n’avait rien perdu à ce petit accident.

« Cependant tous ces contes n’étaient que pure envie et pure malice de la part des fermiers voisins. Le péril de notre vie nouvelle consistait non pas dans l’impossibilité pour nous de devenir des agriculteurs pratiques, mais dans l’impossibilité de continuer à être autre chose. Pendant que nous étions encore en proie à l’ivresse de la théorie, nous nous étions bercés de visions délicieuses sur la spiritualisation du travail : là devait être notre mode de prière, la liturgie de notre culte. Chaque coup de bêche nous ferait découvrir quelque aromatique racine de sagesse jusqu’ici cachée à la lumière du soleil. Lorsque nous serions forcés de cesser un instant notre labeur dans les champs pour laisser le vent sécher la sueur sur nos fronts, nous devions, en regardant le ciel, saisir quelques rayons de la vérité lointaine; mais, à ce point de vue, les choses ne tournèrent pas tout-à-fait aussi bien que nous l’avions imaginé. Il est vrai toutefois que, de temps à autre, en jetant les yeux autour de moi au milieu de mon labeur, il m’arrivait de découvrir sur la terre et dans le ciel des beautés pittoresques plus belles que celles que j’y découvrais autrefois. Dans de tels momens, la nature se présentait sous un aspect nouveau, inaccoutumé, comme si elle eût été surprise et vue à l’improviste sans qu’il lui fût possible de cacher son visage réel et de prendre le masque sous lequel elle se dérobe si mystérieusement aux yeux des hommes; mais c’était là tout. Les mottes de terre, constamment tournées et retournées, ne purent jamais être spiritualisées par la pensée, et, tout au contraire, nos pensées devenaient de plus en plus semblables à cette boue terrestre. Notre travail n’était le symbole d’aucune pensée, et lorsqu’arrivait le soir, nous rentrions, l’esprit lourd et pesant. L’activité intellectuelle est incompatible avec une grande et habituelle activité physique. Le paysan et le scholar, l’homme du labeur et