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l’homme d’une grande culture morale, — bien que des deux ce dernier ne soit pas toujours l’homme de bon sens et d’intégrité, — sont deux individus distincts, et qui ne peuvent se fondre en une seule et même substance.

« Zénobie s’aperçut bientôt de cette vérité, et me railla là-dessus un jour qu’Hollingsworth et moi étions couchés sur le gazon à la fin d’une journée de dur travail.

« — Je crains, dit-elle, que vous n’ayez pas fait de vers aujourd’hui en chargeant le chariot de foin, comme Burns en faisait en moissonnant son orge.

« — Burns ne fit jamais de vers dans la saison des foins, répondis-je très positivement. Il n’était pas poète pendant qu’il était fermier, ni fermier pendant qu’il était poète.

« — Mais, après tout, laquelle de ces deux professions préférez-vous? demanda Zénobie, car j’ai la certitude qu’il vous est tout aussi impossible qu’à Burns de les combiner. Je vois par intuition quelle espèce d’individu vous serez dans deux ou trois ans d’ici. Le vieux Silas Foster est le prototype de ce que vous serez, avec ses mains à l’épiderme de cuir et ses articulations en fer rouillé qui, pendant tout l’été, conservent l’engourdissement et la raideur occasionnés par ce qu’il appelle ses rhumatismes d’hiver. — Et son cerveau... je ne sais de quoi son cerveau peut être composé, à moins que ce ne soit de choux de Savoie ; mais le vôtre pourra devenir chou-fleur, ce qui est une plus délicate variété de légume. Votre homme physique sera transformé en bœuf salé et en porc grillé, à raison, j’imagine, d’une livre et demie par jour. Vous ferez votre toilette (toujours comme ce délicieux Silas Foster) en rinçant vos doigts, en baignant la partie antérieure de votre figure dans un petit pot de fer-blanc, sur le seuil de la porte, et en démêlant votre chevelure avec un petit peigne de poche en bois, devant un miroir grand de sept ou neuf pouces. Votre unique passe-temps sera de fumer quelques viles bribes de tabac dans un petit brûle-gueule.

« — Je vous en prie, épargnez-moi ! criai-je. La pipe n’est pas la seule distraction de Silas Foster.

« — Votre littérature, — continua Zénobie, charmée apparemment de sa description, — sera l’almanach du fermier, car je remarque que votre ami Foster ne s’élève pas dans ses lectures jusqu’au journal. Lorsque, à de rares momens, il vous arrivera de vous asseoir, vous commencerez à dormir en annonçant par vos ronflemens la nouvelle de votre sommeil, juste comme il fait, et, invariablement après le souper, vous serez interrompu dans votre somme par la future mistress Coverdale qui, en vous secouant, vous invitera à aller au lit. Les dimanches, vous mettrez un habit bleu avec des boutons en métal, et vous ne penserez à rien autre chose, sinon à flâner le long des murs et des palissades, vous émerveillant à voir pousser le blé. Vous finirez par vous connaître en bœufs, par avoir une inclination à visiter les étables des cochons, à faire des calculs sur le poids probable de ces animaux lorsqu’ils auront été convenablement nourris et élevés. J’ai déjà observé que vous commencez à prendre un accent traînard. Je vous en prie, si vous avez composé aujourd’hui quelque poésie, récitez-nous-la avec ce nouvel accent.

« — Coverdale a abandonné la poésie, dit Hollingsworth; imaginez-le donc