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nous fait assister au spectacle des superstitions modernes, qui font regretter les sorcières et le sabbat. Dans la foule, Coverdale retrouve Hollingsworth en proie, comme lui, à un pressentiment sinistre, et en effet leur pressentiment ne les trompe pas : le magicien, c’est Westervelt; la dame voilée, c’est Priscilla. Hollingsworth s’élance sur le théâtre, arrache Priscilla à la domination de son tyran, et la reconduit à Blithedale comme à un port de sûreté.

Coverdale ne tarde pas, lui aussi, à regagner Blithedale. En approchant de la ferme, il entend des cris joyeux; il se cache pour observer la cause de cette joie, et qu’est-ce qu’il aperçoit ? Tous nos réformateurs en habits de fantaisie et se donnant le plaisir d’un bal masqué dans les bois. Cette scène n’est qu’un incident; mais elle est trop curieuse et elle fait naître trop de réflexions pour que nous la passions sous silence.


« En longeant le pâturage, j’entendis des voix et un grand rire provenant de l’intérieur du bois. C’étaient des voix masculines et féminines, non-seulement les voix de ténor des jeunes gens, mais les voix de basse des hommes faits qui éclataient joyeusement, semblables aux tuyaux d’un orgue solennel qui ferait entendre des airs de danse. Il n’y avait pas une de ces voix que le ne connusse mieux que la mienne; il n’y avait pas un de ces rires dont les cadences ne me fussent familières. Cette portion du bois retentissait aussi bruyante que si Comus et sa bande étaient venus tenir leurs banquets dans quelqu’un de ses fourrés solitaires. Je me cachai autant que possible, et sans crainte d’être découvert, je vis à travers les branches ombreuses une réunion d’étranges figures; elles apparaissaient, s’évanouissaient, revenaient confusément, étincelantes sous les rayons interceptés du soleil.

« Au milieu était un chef indien avec son manteau, ses plumes et son tomahack levé; près de lui, la déesse Diane, le croissant sur la tête, accompagnée d’un gros chien, faute de biche aux pieds rapides, et tirant une flèche de son carquois. Elle la lança à l’aventure; cette flèche vint piquer précisément l’arbre derrière lequel j’étais caché. Un autre groupe était composé d’une servante bavaroise, d’un nègre de la véritable race de Jim Crow[1], d’un ou deux forestiers du moyen-âge, d’un bûcheron du Kentucky avec son habit de chasse et ses bottes de cuir de daim, d’un shaker vénérable, gracieux, réservé, à vêtemens droits et carrés, au chapeau à larges bords. Des bergers de l’Arcadie et d’allégoriques figures dignes du poème de la Reine des fées étaient bizarrement mêlés avec tous ceux-là. Se donnant le bras, ou mêlés confusément ensemble et d’une manière antithétique, marchaient côte à côte des puritains renfrognés et de gais cavaliers, des officiers de la révolution avec leur chapeau à trois cornes et leur queue plus longue que leur épée. Une petite bohémienne brune, vive, aux cheveux noirs, un châle rouge sur la tête, allait de groupe en groupe, disant la bonne aventure par l’inspection des lignes de la main, et Moll Pitcher, la fameuse sorcière de Lynn, armée du manche à balai, se dressait au milieu de tous ces masques comme pour annoncer que ces apparitions

  1. Jim Crow, nom typique de la race nègre, comme John Bull de la nation anglaise, et frère Jonathan de la nation américaine.