Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/850

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou son ensemble de chants, épisodes successifs ajoutés par les temps à l’épopée générale. Jornandès, qui était Goth, nous dit que telle était la manière dont ses compatriotes fixaient et perpétuaient leurs souvenirs. Lui-même, dans son livre si précieux à tant de titres, ne paraît être souvent qu’un traducteur ou un abréviateur de cette histoire chantée, et souvent aussi il ne serait pas difficile de marquer le point précis où la tradition, toujours vive et colorée, se raccorde et se lie au tissu plus que prosaïque qui appartient en propre à l’évêque de Ravenne. Tout vrai Goth savait par cœur ces poèmes, entrés dans l’éducation nationale. Qu’on juge maintenant si l’imagination des scaldes dut s’animer au spectacle des événemens qui signalèrent pour leur race la dernière moitié du Ve siècle, et si cette nouvelle page d’histoire, devant laquelle toutes les autres pâlissaient, dut être conservée religieusement! Non-seulement on la conserva, mais on l’amplifia. La grandeur des faits réels ne suffisant plus à l’enthousiasme poétique, on y ajouta des enjolivemens et des fables. C’est ainsi que sur le canevas des chants contemporains se développèrent de génération en génération, au moyen des accroissemens et des broderies épisodiques, les nombreux poèmes de la tradition orientale dont Théodoric est le héros, et dans lesquels Attila occupe toujours une place.

Le procédé historique dont je viens de parler ne fut point particulier aux peuples de la Germanie orientale; les Germains le pratiquaient tous du temps de Tacite; ils l’avaient encore, trois siècles plus tard, du temps du césar Julien, qui entendit leurs chants nationaux résonner terriblement dans la vallée du Rhin, et qui en comparait la rude harmonie au croassement des oiseaux de proie. Cet usage, qui servait à maintenir parmi les Barbares l’orgueil en même temps que l’unité de la race, se conserva après leur établissement dans l’empire romain comme une barrière de plus qui les séparait des vaincus. Au reste, chaque nation, tout en voulant immortaliser sa propre histoire, ne demeurait point indifférente à celle des autres : les nombreux rapports des tribus entre elles et le rapprochement de leurs dialectes, rameaux d’un tronc commun, favorisaient les échanges mutuels de traditions. Lorsqu’un chant composé dans une tribu se distinguait par l’importance du fond ou par la beauté poétique de la forme, il était aussitôt colporté et approprié aux dialectes voisins. Paul Diacre nous rapporte que de son temps les chansons héroïques sur Alboin circulaient non-seulement parmi les Lombards, mais encore chez les Bavarois et les Saxons, et même dans tous les pays de langue teutonique. Jornandès nous dit dans le même sens que la gloire d’Attila était célébrée par tout l’univers. On comprend ce qui dut arriver à la longue de cet amalgame de souvenirs, de ces transfusions de vérités et d’erreurs locales d’une tribu à l’autre, d’une contrée à l’autre; il se forma un fonds