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Quant à la question qui nous occupe, ce morceau d’une beauté simple et mâle, qui nous fait déplorer sa brièveté, nous montre l’épopée germanique orientale circulant en Gaule à l’époque mérovingienne et accommodée au dialecte frank.

Elle circulait pareillement en Angleterre dans la société des hommes lettrés et des hommes de cour; de nombreuses allusions et citations que renferment les poèmes anglo-saxons du temps ne peuvent laisser aucun doute à cet égard. Trois de ces poèmes, qui ne sont guère postérieurs au VIIIe siècle, mentionnent Hermanaric, Théodoric et leurs compagnons. L’un d’eux nous apprend que le lieu où Théodoric, réfugié près d’Attila, passa trente hivers, s’appelait Maringaburg. Hermanaric, dont la tradition gothique fait toujours un roi astucieux et cruel, qui dans ses fureurs n’épargne pas sa propre famille, qui tue son fils sur un vague soupçon et fait pendre les deux fils de son frère, Hermanaric présente le même caractère dans les compositions saxonnes. « Il avait l’ame d’un loup, y est-il dit; mais il avait étendu bien loin la puissance des Goths : oh! c’était un terrible roi! » Le plus curieux des trois poèmes, au moins quant à notre sujet, est sans contredit celui qu’on a intitulé le Chant du Voyageur. C’est le pèlerinage d’un barde qui parcourt l’Europe en prenant pour guides les traditions poétiques alors en vogue. Qu’on se figure un Grec courant le monde l’Odyssée à la main, ou quelque provincial romain allant visiter l’Italie sur les traces d’Énée : c’est ce que fait sur le continent de l’Europe notre poète anglo-saxon; il ne connaît d’histoire et de géographie que celles des fables germaniques qu’il a lues. « A l’est de l’Angleterre, dit-il, je trouvai le pays d’Hermanaric le furieux, le félon; Attila régnait sur les Huns, Hermanaric sur les Goths, Ghibic sur les Burgondes. Gunther, son fils, me donna un bracelet pour prix de mes chants. J’en reçus un autre d’Hermanaric qui voulut me garder long-temps près de lui. Je profitai de mon séjour chez ce puissant roi, maître de tant de châteaux, pour visiter toute la terre des Goths et faire connaissance avec les braves. Je connus Hethca et Badeca, les Harlings, Embrica et Friedla, Ostgotha et Sifeca... » Embrica et Friedla sont précisément les deux cousins qu’Hermanaric fit pendre, d’après la tradition; les autres noms sont ceux des champions du roi. On voit de quelle autorité jouissaient aux extrémités du monde occidental ces fictions venues d’Orient; elles formaient, dans tous les pays de langue teutonique, une sorte d’histoire merveilleuse qu’un voyageur tant soit peu lettré était tenu de savoir. Il fallait, pour plaire à la société des châteaux, que le pèlerin eût visité sur sa route ces royaumes de la fantaisie, qu’il en rapportât des nouvelles, qu’il eût touché la main de ces héros, dont les uns étaient purement imaginaires, les autres n’avaient point existé dans les conditions qu’on leur attribuait. Une chose est pourtant à remarquer, c’est