Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/924

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

romans justement condamnés du XVIIe siècle, étaient animés de sentimens plus généreux que les romans fabriqués par l’industrie moderne. Je ne veux pas défendre Caton galant et Brutus dameret, mais je trouve que Caton, même galant, mérite autant de sympathie que tous les sacripans et toutes les filles perdues dont se composent la plupart des romans publiés hier, et qui sans doute seront oubliés demain. C’est un arrêt équitable contre lequel je ne réclamerai pas. Les illustres faiseurs d’aujourd’hui iront bientôt rejoindre dans la poussière et l’oubli le Cyrus et la Clélie.

Pour apprécier dignement le plan de ces œuvres informes, il faut commencer par se bien pénétrer d’une vérité qui a l’air d’un paradoxe, et qui cependant peut être victorieusement contrôlée : ceux qui dirigent les grandes usines de cette industrie nouvelle n’ont jamais conçu, jamais cherché de plan ; c’est une routine vulgaire qu’ils abandonnent aux petits esprits. Marquer d’avance le but qu’on veut toucher, prévoir et tracer la route qu’on suivra, n’est-ce pas tout simplement se défier de son génie ? La prévoyance est une lisière ; il n’y a qu’un dieu pour les imaginations vraiment fécondes, et ce dieu s’appelle le hasard. À quoi bon savoir ce qu’on dira ? Les hommes voués au métier d’écrivain, animés d’une légitime confiance dans leurs forces, d’une confiance non moins légitime dans la sympathie et surtout dans le désœuvrement du lecteur, ne doivent-ils pas marcher sans inquiétude vers un but inconnu ? Ce but, quel qu’il soit, ils sont sûrs de l’atteindre. Ils ne vont nulle part, et pourtant leur allure délibérée semble indiquer un projet bien arrêté : c’en est assez pour que le lecteur les suive ; que faut-il de plus ? Pour ceux qui trouvent dans le désœuvrement leurs plus chères délices, de tels récits sont tout bonnement une manière de tromper l’ennui, sinon de le chasser, et ce n’est pas à cette classe d’esprits que je m’adresse, car les plus solides argumens viennent s’émousser contre l’indolence et l’oisiveté ; mais, pour ceux qui connaissent le charme de l’étude et de la méditation, c’est une nourriture insipide, un fruit sans saveur qu’ils rejettent avec dégoût : autant vaudrait mordre dans la cendre.

Les sceptiques répondent : pourquoi blâmer ce qui amuse ? Pourquoi juger au nom d’une théorie littéraire des ouvrages conçus dans le mépris de toute théorie ? à quoi bon semer vos paroles au vent ? Cette objection ne me réduit pas au silence. Cette rage d’amusement qui s’est emparée des lecteurs mène tout droit à l’énervement de l’intelligence. En substituant la curiosité à l’attendrissement, en demandant chaque jour des incidens, vrais ou faux, mais nouveaux à tout prix, la foule perd à son insu ses plus précieuses facultés : elle arrive à ne plus distinguer la noblesse de la trivialité, l’ardeur du sang de la générosité des sentimens ; peu à peu elle devient incapable d’émotion