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poétique ; son ame s’engourdit et se déprave, comme le palais d’un homme qui abuserait des épices et des spiritueux. La nourriture la plus saine, le fruit le plus excellent lui paraît sans saveur. Qu’on me dise sur tous les tons que je prêche dans le désert, je persiste à croire qu’il est bon de toucher du doigt, de sonder la plaie littéraire de notre temps, et de prédire ici les ravages prochains de cette plaie. L’industrie du roman, après avoir énervé l’intelligence de la foule, finira par détruire les derniers vestiges du sens esthétique. Rassasiée de cette nourriture grossière, la multitude perdrait bientôt la notion du beau et du laid, comme elle perd dans l’ivresse la notion du juste et de l’injuste, si une voix ne s’élevait pas pour lui signaler le bourbier où elle va tomber.

Du roman passons au théâtre ; reportons-nous à la préface de Cromwell, écrite en 1827. Quelles magnifiques promesses ! quel splendide programme ! Jamais réforme ne s’annonça plus hardiment, jamais novateur ne témoigna plus de confiance en lui-même. Estimons, d’après cette préface, les œuvres accomplies depuis vingt-cinq ans ; quel désappointement, quelle déception ! On nous promettait la vérité historique et la vérité humaine, ni plus ni moins. Après avoir condamné en quelques lignes la poésie dramatique de la France au XVIIe siècle comme fondée sur la convention, on se faisait fort de recommencer Shakespeare sans le rappeler. N’eût-il tenu que la moitié de sa promesse, l’auteur était sûr de conquérir notre sympathie et nos applaudissemens ; mais il a pleinement sacrifié la vérité humaine sans essayer d’aborder la vérité historique. Il avait reproché au XVIIe siècle de la France d’avoir travesti l’antiquité, et sans doute il y a dans ce reproche quelque chose de vrai. Il oubliait que le XVIIe siècle, tout en négligeant la vérité locale et historique, avait toujours respecté la vérité humaine ; que, s’il avait fait bon marché des temps et des lieux, il n’avait jamais traité avec dédain l’analyse des passions. Or c’est par leur respect profond pour la partie philosophique de la poésie que les écrivains de cette époque laborieuse ont mérité une place si importante dans notre histoire littéraire. Aujourd’hui que toutes les luttes sont apaisées depuis long-temps, nous pouvons discuter cette question avec une entière impartialité : la justice ne coûte rien à personne, car les partis qui divisaient la littérature en deux camps ne sont plus maintenant que de purs souvenirs. Eh bien ! je le demande à tous les hommes de bonne foi, à tous ceux, bien entendu, qui ont étudié l’histoire : y a-t-il, dans la série dramatique qui commence à Cromwell et finit aux Burgraves, une seule composition où l’histoire soit respectée ? Je irai pas besoin d’écrire la réponse. Le poète s’est adressé tour à tour à la France, à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Angleterre ; il a feuilleté les annales de l’Europe pour y chercher un thème capable d’échauffer son