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compter ce que je pourrais recevoir de l’autre main ! Ne pas même tenter de les gagner, quelle lâcheté ! Joseph, tu le tenteras !

— Gare aux coups de bâton, Joseph ! gare à la prison !

— Cinq napoléons d’or, excellence ! J’en ferai une fièvre quarte, si je ne réussis pas.

Vainement je voulus détourner ce coquin de son projet, vainement je lui représentai que le pilori pouvait se trouver au bout de l’aventure : il ne m’écoutait plus et revenait à ses cinq napoléons d’or comme Harpagon à son argument de sans dot. Sa cervelle en ébullition enfanta quelque machination diabolique. Un sourire cupide remua toutes les rides de son visage. Tout à coup il se frotta les mains en s’écriant : — Tengo una comhinazione !

Et le combinateur partit avec tant de vélocité, que les pans de sa redingote jaune s’ouvrirent comme les ailes d’un scarabée.

III.

Le grand jour de la foire de Sinigaglia est le 22 juillet. Dès la veille au soir, il y eut un redoublement de vacarme. On dansa des tarentelles sous ma fenêtre jusqu’à minuit, et les passans s’invitaient eux-mêmes à ce bal improvisé. L’orchestre, composé de pifferari venus de Rome, tirait de ses instrumens des sons à déchirer le tympan. Après le départ des fifres, les guitares sonnèrent l’accompagnement d’une improvisation où Brennus, les Gaulois, Jules César et sainte Madeleine se rencontraient dans une longue suite de rimes en octaves. La danse avait cédé le pas à la poésie. Vers trois heures, cette épopée se trouvant finie, j’espérais clore l’œil, quand un vieillard et une petite fille vinrent chanter, sur un mode sépulcral, un duo religieux dans lequel le bon Dieu assurait sur l’honneur qu’il était tout-puissant et éternel. Bientôt l’angélus annonça le lever du soleil, et, les pétards s’unissant aux cloches, il fallut saluer avec tout le monde le jour consacré à sainte Madeleine, patronne de la ville. Un mouvement extraordinaire régnait déjà dans les rues. Quelques personnes, dont la brise du matin éveillait l’appétit, mangeaient en plein air et se faisaient des niches d’écoliers, comme en carnaval. Par une petite lucarne, un bon bourgeois d’une figure grave descendit un panier attaché au bout d’une ficelle, et se mit à débattre avec plusieurs fruitières à la fois le prix d’une livre de cerises. Après bien des cris et des signes télégraphiques, lorsqu’enfin on tomba d’accord et que la livre de cerises fut pesée, le bourgeois fit remonter son panier vide et referma la lucarne, enchanté de sa mystification. C’était une façon de payer son tribut à la joie générale.