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silencieusement la main pour recevoir notre obole, tout nous rappelait involontairement les bords gémissans du Styx. Nul être humain n’habite les rives de ce lac empesté ; nul bruit n’éveille les échos de cette solitude, si ce n’est parfois le rugissement lointain du tigre au fond des bois ou le craquement des branches que le rhinocéros écarte et brise sur son passage. Après avoir chargé nos guides de longs cristaux de soufre, nous redescendîmes vers Garout. Longtemps avant d’avoir atteint le niveau de la plaine, nous avions retrouvé les plantes amies du soleil, le bambou au port gracieux, le pandanus, le palmier et le manguier au vaste ombrage. Le ciel étendait sa voûte bleue sur d’immenses jardins de café. Nous avions oublié les frimas que nous venions de traverser, et nous ne songions plus au Telaga-Bodas ; mais lorsque la nuit fut venue, lorsque j’eus reposé ma tête sur le double oreiller du régent de Garout, il me sembla revoir le lac infernal et les sites funèbres que nous avions visités le matin. Les vagues, en se brisant sur le rivage, rendaient je ne sais quel sourd gémissement ; je m’éveillai en sursaut : l’aube dorait déjà l’horizon, et les chevaux attelés à notre chaise de poste hennissaient dans la cour. Je me hâtai de m’habiller, et bientôt, avides d’émotions nouvelles, nous roulâmes sur la route de Manon-Djaya.

Dès que nous eûmes dépassé le versant septentrional du Tjikoraï, nous entrâmes dans un vaste bassin, plus étrange encore que celui que nous venions de quitter. La plaine était littéralement semée de monticules de verdure. On eût dit le royaume des taupes, si les taupes pouvaient soulever des mottes de terre presque aussi grosses que le tombeau d’Achille ou que le tumulus de Patrocle ; quelque éruption boueuse avait passé par là. Nous ne pûmes nous arrêter à étudier les causes de ce bizarre phénomène, car nous voulions atteindre, avant la fin du jour, le village de Manon-Djaya. C’est dans cette capitale naissante que réside le régent de Soukapoura, et c’est dans le palais à peine achevé de ce prince que le contrôleur de Manon-Djaya nous fit gracieusement offrir un asile.

Depuis notre départ de Garout, nous étions descendus, par une pente insensible, des hauteurs où règne l’éternel printemps des tropiques pour nous rapprocher de la zone torride. Aussi tout annonçait autour de nous une végétation plus riche et plus hâtive. L’indigofère remplaçait dans les champs le riz et la canne à sucre ; le rhamboutan déjà mûr, la mangue et la pamplemousse se montraient à profusion sur les échoppes du bazar. Des enfans venaient nous offrir pour quelques florins des cages toutes remplies des plus beaux oiseaux que nous eussions encore vus. Nous remarquâmes surtout avec étonnement une espèce de gros merle noir et jaune, le béo, qui pouvait imiter à volonté le hennissement du cheval ou le doux parler