Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/1045

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Bryant est le poète démocrate et le poète de New-York, comme M. Longfellow est le poète whig et le poète de Boston. Chacun d’eux a ses partisans enthousiastes, qui sont parfois injustes pour le rival de leur favori. Je tâcherai de me défendre de ces préventions et de demeurer impartial. Où l’impartialité se réfugierait-elle, si elle n’avait pour asile le jugement d’un critique transatlantique ? Comme M. Longfellow, M. Bryant est un poète anglais né en Amérique. Je dirais que, pour la forme poétique, M. Longfellow est plus européen, et M. Bryant plus anglais. Le premier a reçu l’empreinte de toutes les littératures de l’Europe, et en particulier de la littérature allemande ; le second est plus exclusivement dominé par l’ascendant de la littérature anglaise. Il n’a pas cette sorte d’originalité que donne à son rival le commerce des poésies les plus diverses. M. Bryant, bien qu’il ait traduit des poésies espagnoles, portugaises, françaises et allemandes, n’a devant les yeux que les modèles de la mère-patrie. Il semble qu’il ait voulu lutter avec les poètes contemporains de l’Angleterre et faire place parmi eux à un poète américain. Dans son poème des Ages, il a employé la vieille strophe de Spencer, telle qu’elle a été rajeunie par Byron pour Childe-Harold ; mais si, comparé à M. Longfellow, M. Bryant est plus exclusivement anglais par la forme, il est peut-être plus américain pour le fond. Il traite plus souvent des thèmes nationaux et patriotiques. Ce poème des Ages par exemple, après une vue rapide et sans beaucoup de nouveauté de l’histoire successive des empires, aboutit à L’empire nouveau qui grandit de ce côté de l’Atlantique, empire dont l’auteur salue, en les affirmant avec une confiance tout américaine, les brillantes et immortelles destinées :

« Ici l’esprit de l’homme enfin libre secoue et rejette ses derniers fers. Et qui posera une limite à la force déchaînée du géant ? qui limitera sa vitesse dans la carrière du progrès ? car, comme la comète plonge sa course lumineuse dans l’immensité de l’espace, ta route lumineuse, et que nul n’a parcourue, s’enfonce dans la profondeur des âges ! Nous pouvons seulement suivre dans le lointain l’éclat toujours croissant dont ta marche s’illumine jusqu’au point où les rayons de l’astre s’évanouissent pour les yeux mortels.

« L’Europe est livrée en proie à des destins plus sévères ; elle se tord dans ses chaînes. Puissans sont les bras qui enchaînent à la terre ses peuples, qui se débattent en vain ; elle aussi est forte et ne s’irritera pas toujours contre eux d’une vaine colère, mais elle jettera à terre ceux qui la foulent, et brisera le filet de fer. Oui, elle verra de meilleurs jours ; elle fera de meilleures choses. Le moment qui doit la délivrer et la relever viendra ; mais il n’est pas venu.

« Pour toi, ô mon pays, tu ne tomberas qu’avec tes enfans. Tes soins maternels, ton prodigue amour, tes bienfaits répandus sur tous, ce sont là tes chaînes ; tes frontières ont pour les garder la mer et la tempête ; derrière ces remparts défendus par tes braves enfans, tu te ris de tes ennemis ; qui osera