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La chambre de sa mère était au rez-de-chaussée du château ; avec ses tableaux, ses draperies et ses crucifix, elle avait presque l’air d’une chapelle. Une croisée était entr’ouverte devant le lit de repos de la malade, et laissait venir avec un vent tiède les parfums des champs. Gertrude entra sans être entendue de sa mère, et s’assit au pied de la couche sur un tabouret.


« Elle leva la tête et regarda le visage de sa mère et s’aperçut pour la première fois qu’il était beau et ressemblait au sien ; que le sien fût beau, elle ne le savait que trop. Elle pensait, comme si c’était pour la première fois, qu’elle était l’enfant de cette mère, que le même sang coulait dans leurs veines, que leurs traits avaient été formés dans le même moule. Leurs cœurs ne se ressemblaient-ils pas ? Leurs âmes étaient-elles donc différentes ? La main de fer de la souffrance avait-elle écrasé la puissance d’émotion dans ce cœur ? Sa mère avait-elle éprouvé jamais un désir au-delà de cette couche où, aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle l’avait toujours vue attachée ? Ses yeux n’avaient-ils jamais étincelé de colère ou de joie, ses lèvres n’avaient-elles jamais prononcé que ces paroles brisées qui en tombaient maintenant ? « O mère, mère, avez-vous jamais été jeune, jamais irréfléchie, jamais indocile comme moi ? Avez-vous jamais eu des désirs pour le bonheur de la terre, comme vous en avez maintenant pour les félicités du ciel ? »

« Ces paroles n’avaient été qu’un murmure, mais les derniers mots arrivèrent à l’oreille de Mme Lifford. Elle ouvrit les yeux et sourit, ce qui lui arrivait rarement. « Le ciel, dit-elle languissamment, le ciel est lent à venir. » Alors, s’éveillant comme d’un rêve, elle étendit la main et fit signe à Gertrude de venir plus près d’elle. Elle la regarda fixement, et il sembla qu’elle lût des choses nouvelles sur la figure de son enfant et qu’elle fût étonnée de ce qu’elle y voyait, car son regard l’interrogea avec anxiété. Gertrude détourna la tête et dit : « Vous allez beaucoup mieux aujourd’hui, maman. Je ne vous ai jamais vu si bon air ; — vous avez des couleurs. » Sa mère sourit tristement. Elle sentait les taches rouges marquées sur ses joues et savait que c’était le feu de la maladie et non de la santé. Mais un redoublement de fièvre lui donnait plus de force que d’ordinaire, et pour cette fois elle parut disposée à parler ; elle avait si peu l’habitude de soutenir une conversation avec sa fille au-delà des cajoleries maternelles, qu’elle ne put que presser la main de Gertrude dans la sienne en l’appelant de noms de tendresse en espagnol, — jusqu’à ce que, se soulevant tout à coup et s’appuyant sur le coude, elle dit : — Gertrude, tu es heureuse, j’espère ?

« Gertrude rougit, cacha son visage dans ses mains, et des larmes brûlantes débordèrent à travers ses doigts. C’était le moment de parler et de mettre sa mère dans ses intérêts ; mais il y avait dans sa nature quelque chose qui la rendait prompte à la résistance, lente à la plainte. Cependant, après une lutte d’un instant, elle dit :

« — Maman, je me souviens qu’il y a douze ans j’avais une telle envie d’une poupée de cire, que je n’en dormais pas la nuit et que je pleurais en passant devant la boutique du marchand ; mais je ne voulais pas la demander, par un sentiment d’orgueil et de dépit en pensant que personne n’avait songé à