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entrèrent dans le salon, et se remit sur ses pieds. Gertrude abandonna le bras de M. Apley et lui cria :

« — Ah ! vous êtes ici. Vous vous reposez de vos succès, vous jouissez de votre triomphe.

« — Croyez-vous qu’il voudrait nous jouer une valse ? dit Mark à voix basse ; cela vous ferait apprendre deux fois plus vite.

« — Maurice, dit-elle d’un air pressé, jouez-moi cette valse allemande que j’aimais tant ; M. Apley va m’apprendre à valser.

« — Il va ? répondit froidement Maurice. Je ne sais si je pourrai me rappeler ce que vous me demandez.

— Oh ! jouez n’importe quoi… seulement dépêchez-vous, parce que nous n’avons pas de temps à perdre.

« S’il y avait quelque chose d’impérieux dans son ton, c’était seulement l’étourderie d’un enfant gâté qui ne veut pas être contredit par quelqu’un qu’il a toujours vu céder à ses moindres désirs ; mais Maurice était susceptible en ce moment : il fut blessé au fond du cœur. Il lui semblait que le monde agissait déjà sur la jeune fille, et qu’elle lui parlait d’un ton de supériorité offensante. Il rougit jusqu’aux tempes en s’asseyant devant le piano, et joua d’une façon brusque et rapide. Le motif n’était pas riant, ou, s’il l’était, il l’exécutait étrangement. Elle l’interpellait de temps en temps. — Pas si vite ! ou : — Vous ne jouez pas aussi bien que d’habitude, Maurice ! — Et il se mordait les lèvres de colère.

« Et il est vrai qu’il ne jouait pas bien. Il y avait un accompagnement qui le mettait singulièrement hors de lui : le bruit des pas rapides, le frôlement de la robe de mousseline, les notes joyeuses du rire, le son de ces deux voix échangeant de gais reproches et des instructions. Une fois une exclamation : — Oh ! arrêtez-vous, je suis si étourdie ! — et la réponse : — Oh ! non, non, ne vous arrêtez pas. — Mais la musique cessa tout à coup, et le musicien s’élança de sa place pour s’en aller. Qu’avait-il donc à faire ? Il le sentit, et revenant aussi précipitamment il joua un air emporté de Strauss avec une véhémence fiévreuse, et puis la valse de Robert-le-Diable, qui entremêle des notes d’une douceur désespérante aux accens discordans de l’enfer. — « C’est bien, Maurice, je vous remercie beaucoup. J’ai appris ce que je voulais. » Et elle sortit de son pas léger, avec sa belle figure et ses yeux jaillissant de lumière, sans se douter de la douleur qu’elle laissait derrière elle. »


Maurice quitte la fête le cœur navré, emmenant Mary, dont la douce tendresse cherche à le consoler. Gertrude valse à corps perdu. Pendant la soirée, la chaleur devient étouffante dans les salons. Elle sort et se promène dans les allées du jardin avec ses nouvelles amies ; elle pousse par curiosité jusqu’à une grotte au fond d’un bosquet et va y entrer, invitée par la fraîcheur et le bruit d’une fontaine, lorsqu’une voix l’arrête : « Pardonnez-moi cette liberté ; mais, je vous en prie, vous avez chaud, n’entrez pas là. C’est dangereux. » Ces simples paroles étaient prononcées par une voix dont le timbre émut Gertrude. Elle se retourna. Elle n’avait jamais vu d’homme comme