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celui qui était devant elle. Parmi les tableaux de la chambre de sa mère, il y avait une toile de Velasquez, le portrait du duc de Gandia, ce jeune soldat de Charles-Quint, qui abandonna le monde avant son maître et fut saint François Borgia. Depuis son enfance, cette tête du duc de Gandia, majestueuse et bienveillante, pleine d’expression et de calme, avait été pour elle le type de la beauté virile. Elle retrouvait l’image animée du héros pieux de Velasquez dans le jeune homme qui l’avait arrêtée : c’était la même élégance dans la taille, la même pureté dans la forme de la tête, un front pensif, un sourire étrange et beau, une attitude digne et aisée, la tête légèrement rejetée en arrière, la main gauche posée sur la hanche. « Je vous remercie, répondit-elle en s inclinant avec une soumission instinctive. — J’espère, reprit l’inconnu, que vous ne m’aurez pas trouvé impertinent. » Elle sourit en lui répondant : « Oh ! non. » Elle rentra dans la salle du bal, et alla s’asseoir rêveuse dans un coin. Elle ne revit plus de la soirée ce mystérieux personnage, dont personne, sur ses indications, ne put lui apprendre le nom. Elle quitta Woodlands à minuit, et il lui semblait qu’elle avait vécu toute une vie depuis le matin. Mark Apley lui donna la main pour monter en voiture. Elle s’aperçut que Mark, debout sous le portique du château, la suivit du regard tant qu’elle fut en vue ; mais au moment où elle posa sa tête sur son oreiller, une seule idée lui vint à l’esprit : « Demain je regarderai le portrait du duc de Gandia. » Le lendemain, après avoir regardé le portrait, elle prit le livre de Luigi da Porto, le roman de Roméo et de Juliette, et courut s’asseoir sous les grands arbres du parc ; mais elle laissa tomber le volume sur ses genoux, quand elle lut ce beau salut, ce cri adorable de l’amour à première vue : Benedetta sia la vostra venuta qui presso me, messer Romeo.

Le nom qui manquait à son rêve, ce fut le vieil abbé qui le lui apprit. Le mystérieux personnage de Woodlands était le comte Adrien d’Arberg, un gentilhomme français dont la mère était Irlandaise, qui avait des propriétés en Angleterre, et qui était parent des Apleys. M. d’Arberg consacrait sa fortune aux nobles dévouemens de la charité chrétienne, et son talent à la défense des vérités catholiques. Le père Lifford avait le livre que venait de publier M. d’Arberg : Gertrude voulut le posséder, le lire. Elle le dévora avec enthousiasme. C’était de M. d’Arberg que Maurice avait été le compagnon en Italie. Elle se fit conter par Maurice mille détails sur son héros ; elle se composait une légende d’Adrien, dont elle dessinait la tête d’après le portrait de Velasquez. Un accident la rapprocha une seconde fois du comte d’Arberg.

Un jour, Gertrude était montée à cheval avec son frère Edgar. Séparée de son frère, son cheval l’emporta. Renversée, évanouie, elle