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se réveilla dans un château voisin de Lifford-Grange. Elle se trouvait à Audley-Park. C’était une riche et charmante résidence, placée dans un beau paysage, ornée et animée par une femme que M. Lifford avait voulu épouser dans sa jeunesse. Lady Clara Audley, imposante et belle personne, était de ces femmes que la passion n’a jamais émues, qui portent toute leur vie dans les amusemens mondains une sérénité innocente et superficielle, qui ont le don naturel de tourner en agrémens tout ce qu’elles effleurent, qui unissent la légèreté à la bonté, mêlent l’art au luxe, dispensent la grâce aux riens, et pour lesquelles ce monde serait resté un vrai paradis terrestre, s’il était possible que le bonheur des âmes ne fût qu’une sensation à fleur de peau. Il y a une petite colonie d’hommes et de femmes du monde à Audley-Park, et M. d’Arberg est du nombre. Gertrude, légèrement blessée, se remet et passe plusieurs jours au milieu de cette société élégante, heureuse, amusée. Lady Fullerton décrit avec un très spirituel enjouement ces jolis et honnêtes décamérons de société qui se groupent gracieusement, dans les salons et dans les avenues d’un château, autour d’une hôtesse aimable. Gertrude voit et respire enfin un de ces parterres du monde qu’elle a tant rêvés. Elle passe des heures lumineuses, elle s’abandonne avec espérance aux flatteries qui la bercent ; elle laisse monter vers celui qui occupe ses pensées ces admirations muettes qui sont l’encens du cœur. D’Arberg a pour elle des attentions réservées et tendres qui relèvent et qui la protègent. Elle ne prend pas garde, absorbée dans sa joie, aux tristesses de Maurice, qui l’épie et murmure à l’écart dans son âme les vers de Métastase :

Di gelosia mi moro
E non lo posso dire.

M. Lifford avait été appelé en Espagne par des affaires de famille. Gertrude, plus libre, avait obtenu de sa mère la permission de faire un second séjour à Audley-Park. Elle s’oubliait dans ces mille petits incidens de la vie heureuse par lesquels se fait le mystérieux entrelacement des âmes, lorsqu’une lettre de son oncle la rappela à Lifford-Grange, d’où le vieil abbé allait partir pour prendre la place de M. Lifford, qui revenait. Il fallait quitter Audley-Park et se séparer d’Adrien. Elle le chercha pour lui dire adieu. Il écrivait dans un salon.

« Lorsque Adrien leva la tête et vit Gertrude qui regardait par la porte entrebâillée, il se leva en sursaut et alla vers elle : — Venez un moment, lui dit-il ; voulez-vous ? — Sa voix était émue ; elle vint, et lui donna la lettre du père Lifford. Il la lut deux fois, et lui dit :

« — Je suis très heureux que votre père revienne si tôt.