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Toutefois ce qui paraît le plus extraordinaire, c’est que, pendant tout le cours de la lutte, le gouvernement chinois, qui recevait à chaque rencontre de si rudes leçons, s’opiniâtrait de plus en plus dans ses vieux préjugés et repoussait comme une lumière importune les enseignemens que lui prodiguaient de continuelles défaites. Il y avait entre les différentes classes de mandarins militaires et civils une complicité de mensonge qui endormait dans une sécurité fatale la cour de Pékin et transformait en victoires signalées les déroutes les plus éclatantes. Les généraux chinois ne voulaient absolument pas être battus ; ils racontaient avec un superbe aplomb leurs fuites triomphales ; dans les proclamations qu’ils adressaient au peuple, dans les bulletins qu’ils envoyaient à l’empereur, ils annonçaient en style pompeux la prochaine extermination des barbares. Qui eût osé ne pas les croire sur parole ? La nation chinoise est élevée dans le respect du langage officiel : elle accueillait volontiers ces communications, qui lui paraissaient d’ailleurs très-vraisemblables et fort naturelles, car il lui eût été bien difficile de s’imaginer que les troupes impériales pussent être vaincues par une poignée d’étrangers. Aujourd’hui encore, le fait est certain, les provinces intérieures demeurent convaincues que l’empereur a triomphé de tous ses ennemis, et que les Européens ne doivent qu’à son inépuisable clémence la faculté de résider et de trafiquer sur quelques points de la côte. Dans la relation si intéressante de son voyage en Tartarie et au Thibet, M. Hue rend compte d’une conversation qu’il eut avec deux Tartares appartenant aux bannières de Tchakar, c’est-à-dire à l’armée de réserve, qui est convoquée seulement dans les grandes occasions : « Les Anglais, disaient naïvement ces Tartares, ayant appris que les invincibles milices approchaient, ont été effrayés et ont demandé la paix. Le saint maître, dans son immense miséricorde, la leur a accordée, et alors nous sommes revenus dans nos prairies veiller à la garde de nos troupeaux. »

Ce fut dans le port de Tinghae (Chusan) qu’eut lieu le premier engagement entre les Anglais et les Chinois. Située en face de l’embouchure du fleuve Yang-tse-kiang, qui traverse le Céleste Empire de l’est à l’ouest, et qui baigne les murailles de Nankin, l’île Chusan est un point militaire et commercial de la plus haute importance. Lorsque le chef de l’escadre fit sommer l’amiral chinois de livrer la place, celui-ci parut fort étonné de voir que les Anglais fussent venus de si loin lui chercher querelle : « C’est avec les gens de Canton que vous êtes en mésintelligence ; allez donc attaquer Canton, et laissez-nous en repos. » La logique de cet argument toucha médiocrement sir Gordon Bremer : en neuf minutes, toutes les jonques rangées le long du rivage étaient détruites, et le lendemain les troupes anglaises entraient à Tinghae. On trouva sur les parapets des provisions de chaux pilée destinée à aveugler les barbares qui essaieraient d’escalader les murs. Le gouverneur du Che-kiang ne pouvait guère dissimuler ce grave échec. Dans son rapport, il parle assez légèrement de quelques jonques coulées et de Tinghae prise, ou plutôt surprise par la faute de l’amiral ; mais il se hâte d’ajouter : « Attendons que notre grande armée soit réunie, nous attaquerons les Anglais et nous les aurons tous vivans. » Le gouverneur du Kiang-sou, Yu-kien, déploya dans son style plus de bravoure encore que son collègue du Che-kiang. Voici en quels termes il rassurait ses administrés : « Chassés de Canton et de Macao, où ils faisaient le commerce de