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de votre arrivée, et après vous avoir quitté, qu’il ait été se mettre des pierres aux jambes et la tête à l’eau ?

— Diable ! pensa Lazare, pourquoi le bonhomme va-t-il s’aviser de me rattacher à l’événement ? Me serais-je inutilement donné tant de mal pour le maintenir dans l’erreur qu’il s’était créée lui-même ?

— Et puis, continua le père Protat, comment ça se fait-il que ce soit aussi précisément le jour où nous avons reçu la nouvelle de votre retour que Zéphyr est encore devenu plus maussade que de coutume ? Il se trouvait là justement quand Adeline a lu votre lettre, et comme la petiote dansait de joie, il est devenu tout pâle, et sa mauvaise humeur n’a fait qu’empirer depuis ce moment-là.

— Ah çà ! père Protat, fit Lazare en riant forcément, quelle manœuvre faites-vous là ? Sans que personne vous en ait soufflé l’idée, vous avez imaginé que vous êtes peut-être bien pour quelque chose dans l’aventure de Zéphyr ; vous en êtes même tombé d’accord avec moi, et voilà que vous essayez maintenant de vous décharger de cette responsabilité en la rejetant sur le compte de ma présence parmi vous ! Voyons, est-ce raisonnable ? je vous le demande. Quand je suis ici, j’emmène Zéphyr courir avec moi toute la journée ; or, si paresseux qu’il puisse être, il doit encore préférer ma société à la vôtre, puisque, à part la peine qu’il a de porter mes outils, une fois que j’ai piqué mon parasol dans un coin, Zéphyr peut s’endormir à l’ombre, rêver à son aise ou ramasser des cailloux qu’on trouve sous son lit. Encore une fois, pourquoi serait-il fâché de mon retour, lorsque j’ai pour habitude de l’emmener régulièrement tous les jours à trois ou quatre lieues de votre établi de sabotier et de votre bâton, ce qui fait pour sa paresse comme sept dimanches par semaine ? Mais au lieu d’être fâché de mon arrivée, il aurait dû danser de joie.

— Eh bien ! oui ; mais voilà précisément ce qui m'aguiche : c’est qu’il n’a pas dansé, au contraire ; c’est Adeline qui dansait de joie, et plus elle était joyeuse, plus elle s’occupait de vous et de tout mettre en ordre là-haut, plus il était sombre.

— Aïe ! aïe ! pensa Lazare ; voilà ses soupçons qui sonnent la piste, tout à l’heure ils vont sonner la vue.

— C’est-à-dire, reprit le bonhomme, qu’à le voir faire la grimace chaque jour qu’on parlait de vous, et Adeline en parlait du matin au soir, on aurait dit que Zéphyr était jaloux…

— À votre santé ! père Protat, s’écria Lazare, et il poussa bruyamment son verre contre celui du sabotier, espérant que le bruit causé par le choc, uni à l’éclat de la voix, étoufferait la dernière parole du bonhomme, et empêcherait peut-être que ce mot, échappé machinalement, n’arrêtât sa pensée et n’y répandît une lumière soudaine ; mais le sabotier, ayant vidé son verre, le posa sur la table et reprit