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du mariage de votre fille avec… ce gamin… me fait étouffer de rire moi-même…

— Adeline et Zéphyr ! fit Protat en se mettant à l’unisson de la gaieté du jeune homme.

— Votre fille, qui a l’air d’une dame…

— D’une grande dame… ajouta le sabotier.

— Une demoiselle qui a au moins… mille écus de dot…

— Qu’est-ce que vous dites donc là, mille écus ? dit le sabotier comme humilié par cette évaluation ; mais rien que de ses propres elle a dix mille francs, qui sont en train de lui faire des petits à Fontainebleau, à Nemours, à Montereau… et jusqu’à Paris… Ajoutez ce que je lui donne… et comptez…

— C’est vrai… fit Lazare ; Adeline aura une quinzaine de mille francs en mariage.

— Ptch ! exclama Protat. Tenez, mon cher… voilà la dot de ma fille. — Et le sabotier, avec un indéfinissable orgueil, ouvrit six fois de suite, en la refermant chaque fois, sa large main, dont il écartait les cinq doigts en éventail.

— Diable ! dit le peintre, faisant à la fois claquer sa langue et ses doigts, comme s’il eût voulu flatter par ces signes d’étonnement le sentiment d’amour-propre qui avait gonflé le sabotier énumérant cette fortune. — Eh bien ! ce que vous me dites là, père Protat, rend ma supposition de tout à l’heure encore plus comique. Voyez-vous votre fille, une riche héritière enfin, épousant Zéphyr ! Voyez-vous d’ici l’apprenti sabotier déclarant au contrat ses économies de paresse, un sac de cailloux !… Zéphyr en marié, disant au maire : Je ne sais pas mon nom !

Le bonhomme se tordait sur la table en écoutant ce parallèle entre sa fille, belle, riche, heureusement douée, avec cet être malingre, orphelin et pauvre, avec Zéphyr réunissant dans sa chétive personne les deux plus grandes plaies sociales : sans nom et sans le sou. Ce n’était point un méchant homme que le père Protat ; mais de ce tableau évoqué devant ses yeux il ne voyait qu’un côté, et ce n’était pas le côté pitoyable, c’était l’aspect grotesque.

— Ô vanité ! pensait l’artiste en observant le sabotier ; mauvaise graine qui germe en tout terrain, aussi bien dans les meilleures que dans les pires natures ! Mettez un écu dans la poche d’un gueux, et il crachera sur son ombre. — Et, après cette réflexion philosophique, Lazare frappa sur le ventre du sabotier, qui fit un brusque soubresaut.

— Oh ! fit Protat, je n’en peux plus !…

— C’est bon de rire comme ça, dit l’artiste ; ça purge des idées noires. — Puis, comme onze heures sonnaient au même instant, ils