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REVUE DES DEUX MONDES.

— Eh ! mon ami, c’est plus fatigant que tu ne crois, cette occupation-là, répliqua Lazare.

— Vous vous êtes donc bien fatigué, monsieur Lazare ? demanda Zéphyr.

Cette façon de l’interroger surprit beaucoup le peintre, déjà étonné par l’interrogation elle-même. — Marchons, répondit-il très sérieusement. J’ai tout à l’heure le double de ton âge : eh bien ! tel que tu me vois, à dix ans, je savais combien il fallait de jours pour gagner un écu, et j’étais déjà devenu un homme, que j’ignorais encore qu’on pût le dépenser en une heure. Or, comme je n’ai jamais été assez riche pour acheter du plaisir, ce qui est la plus chère denrée de ce monde, j’ai dû tirer mon amusement de mon propre travail, et comme j’ai beaucoup travaillé, pour ne pas dire toujours, je me suis effectivement beaucoup fatigué — en m’amusant, si c’est ce que tu veux savoir.

— Ah ! vous faisiez déjà des peintures à dix ans ? demanda naïvement Zéphyr.

— Je ne t’ai pas dit ça. Comme j’étais trop jeune pour travailler d’esprit, si faibles qu’ils fussent, je travaillais des membres. Tu te plains que l’état de sabotier ne soit pas amusant ; celui que je faisais ne l’était guère non plus, et à la fin du jour j’étais bien aussi fatigué que pourrait l’être la roue du moulin de Montigny, si elle était une force vivante, car, moi aussi, je faisais un travail de mécanique, Mais pourquoi me demandes-tu tout ça ?

— C’est pour savoir, monsieur Lazare… et puis, tenez… voulez-vous me permettre de vous demander encore quelque chose ?

— Va, mon garçon, répondit l’artiste, qui étudiait sur la physionomie de l’apprenti à quel but tendaient ses questions, en même temps qu’il observait quel effet produisaient ses réponses.

— Eh bien ! monsieur Lazare, continua Zéphyr, quand ça vous a ennuyé d’être roue de moulin, vous avez fait autre chose ?

— Oui ; c’est alors que j’ai commencé à faire des peintures, comme tu dis.

— Mais pour en faire, il faut qu’on vous ait appris encore ?…

— J’ai d’abord commencé à m’apprendre tout seul, du moins tout ce qu’on peut apprendre sans maître.

— On peut donc apprendre quelque chose tout seul ? demanda Zéphyr, feignant la niaiserie.

— Sans doute, quand on aime la chose que l'on entreprend, et qu’au désir d’apprendre on ajoute encore le goût et l’intelligence.

— C’est égal, poursuivit Zéphyr, il faut tout de même un maître.

— Oui, parce que les dispositions naturelles ont toujours besoin du secours de l’étude.