Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/162

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

au fond, d’une violence extrême : « Mon âme, — c’est ainsi que débute Mme  Goëzman, — a été partagée entre l’étonnement, la surprise et l’horreur en lisant le libelle que le sieur Caron vient de répandre. L’audace de l’auteur étonne, le nombre et l’atrocité de ses impostures excitent la surprise, l’idée qu’il donne de lui-même fait horreur… » Quand on songe que l’honnête dame qui parle ainsi a dans son tiroir les quinze louis dont la réclamation excite en elle l’étonnement, la surprise et l’horreur, on est porté à excuser Beaumarchais d’avoir pris à son égard quelques libertés de langage. On sait du reste avec quel mélange de politesse ironique et d’argumentation pressante il réfute, irrite, embarrasse, complimente et confond Mme  Goëzman. Tout le monde a lu l’excellente scène de comédie où il se peint dialoguant avec elle par-devant le greffier. La scène est si plaisante, qu’on serait tenté de la prendre pour un tableau de fantaisie. Il n’en est rien cependant. Le second mémoire par lequel Mme  Goëzman répond à l’exposé de Beaumarchais confirme pleinement l’idée qu’il nous a donnée d’elle. Ici ce n’est plus le mari qui parle, c’est la dame elle-même ; on reconnaît facilement le ton d’une femme en colère : « J’ai reproché, dit-elle, le sieur Caron lors de ma confrontation comme un homme atroce, reconnu pour tel. L’épithète a paru l’offenser, il faut donc la justifier. » Elle divise son mémoire en première, seconde, troisième atrocité, et après cette belle division elle conclut ainsi : « Cela ne vous a pas suffi, homme atroce ! vous avez osé, en présence du commissaire, du greffier et d’une autre personne, me proposer de me ranger de votre parti, chercher à rendre mon mari odieux à mes propres yeux. Vous avez poussé l’impudence plus loin encore, vous avez osé ajouter (pourquoi suis-je obligée de rapporter des propos aussi insolens qu’ils sont humilians pour moi ?) vous avez osé ajouter, dis-je, que vous finiriez par vous faire écouter, que vos soins ne me déplairaient pas un jour, que… Je n’ose achever, je n’ose vous qualifier. »

Cette préoccupation de coquetterie féminine dans une affaire aussi grave donne une idée de la force de tête de Mme  Goëzman. C’est par une réponse amusante et légère que Beaumarchais la rassure, se défend de lui avoir tenu, par devant un austère greffier, la plume à la main, des propos de nature à ne pouvoir être indiqués que par des points, et lui rappelle que, si elle l’a d’abord en effet qualifié d’homme atroce, elle a fini par le trouver seulement un peu malin, à la suite d’une interpellation ainsi conçue : « Je vous interpelle, madame, de nous dire à l’instant, sans réfléchir et sans y être préparée, pourquoi vous accusez dans tous vos interrogatoires être âgée de trente ans, quand votre visage, qui vous contredit, n’en montre que dix-huit ? »