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Le juge Goëzman, le dénonciateur de Beaumarchais, qui conduit toute l’affaire, n’entre personnellement en scène qu’au milieu du procès. Il avait cru à un triomphe rapide et facile, et voilà que la question se complique d’incidens fâcheux pour lui. Beaumarchais, poussé à bout par les insinuations atroces d’empoisonnement et de faux que ce magistrat se permet dans les mémoires de sa femme, use de représailles, et scrute à son tour la vie de Goëzman. Après avoir prouvé que dans le procès actuel il a induit le libraire Lejay en faux témoignage, il découvre que quelque temps auparavant, pour cacher une conduite déréglée, il a signé sous un faux nom dans un acte de baptême, et il le dénonce de son côté comme faussaire devant le parlement. Un cri public s’élève contre lui, le parlement est obligé de décréter d’ajournement personnel un de ses membres, et voilà le juge Goëzman qui cumule l’état d’accusateur et celui d’accusé. Le début de son mémoire donne une idée très nette de la situation : « Une voix s’est élevée, dit-il ; le malheur des circonstances, le plaisir méchant d’inculper un magistrat dans les conjonctures actuelles, ont fait aussitôt une infinité d’échos. La persuasion s’est communiquée comme par une contagion secrète ; il s’est formé un orage qui s’est fixé sur ma tête, etc. » Si Goëzman continuait à se défendre de ce ton, il pourrait inspirer quelque intérêt ; mais on le voit bientôt s’emporter avec autant de rage que de mauvaise foi contre un homme qui n’a fait que se défendre de sa propre attaque. Dans un moment où il est évident pour Goëzman que sa femme a gardé les quinze louis, et que Beaumarchais n’a employé pour les lui transmettre d’autre artifice que d’accepter l’intervention d’un homme à elle, d’un agent inconnu jusqu’alors à Beaumarchais lui-même, — dans un tel moment, le juge persiste plus que jamais à noircir son adversaire, et cependant, comme il voit que sa dénonciation (une fois que la vénalité de sa femme est avérée) lui fait jouer un rôle odieux, il termine par des protestations d’hypocrite douceur que dément toute sa conduite, et qui prouvent seulement qu’il se sent compromis.

L’influence des Mémoires de Beaumarchais se reconnaît même dans les réponses du juge Goëzman. À l’exemple de son adversaire, auquel il a tant reproché de dévoiler au public les mystères du greffe, le juge viole à son tour les règles établies. On sait combien Beaumarchais excelle à faire ainsi dialoguer devant un greffier deux accusés alternativement confrontés l’un à l’autre et interpellés l’un par l’autre. Goëzman se pose interpellant Beaumarchais : « Je l’ai interpellé, dit-il, de déclarer pourquoi le lendemain il a fait offrir à ma femme un bijou précieux ; — il a battu la campagne. — Interpellé pourquoi il s’est servi du mot traiter dans sa lettre écrite à ma femme ; — a battu la campagne. » Et c’est par ce mot a battu la campagne que Goëzman