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cependant son abondance naturelle, que ses écrits ressemblent à l’improvisation d’un homme qui a beaucoup pensé : ses idées se pressent et le débordent; il a peine à choisir dans le nombre, et il lui faut quelque effort pour leur donner de l’ordre et de la clarté. L’éclat même du style lui vient tout naturellement. Il est brillant, il est coloré, non parce qu’il s’efforce de l’être, mais parce que son imagination l’est pour lui. Il expose plutôt qu’il ne discute, et il a plus à cœur d’entraîner ses lecteurs que de désoler ses adversaires. Sans leur épargner les traits piquans et dédaigneux, il s’abstient en général de l’insulte, fuit les noms propres, et son indignation n’est pas de la rage. À ce temps surtout de la force de l’âge et de la maturité du talent, il conserve jusque dans le feu de la polémique cette sérénité d’âme qui laisse à l’esprit toute sa grandeur. Se convictions peuvent lui donner de la colère, mais la colère ne lui a pas donné ses convictions, et son regard s’étend bien au-delà des intérêts d’un moment, bien au-dessus de la foule qui l’environne. Même en écrivant sur les circonstances, il tend à la vérité durable. Aussi, tandis que les lettres de Junius ne seront un jour qu’une curiosité littéraire et anecdotique, et ne devront être étudiées que comme des invectives bien faites, les Pensées sur les Causes des mécontentemens actuels continueront de mériter l’attention des hommes d’état des pays libres, et resteront un des monumens de l’histoire du gouvernement britannique.

Pour identifier d’ailleurs Burke et Junius, il faudrait braver des invraisemblances qui deviennent de solides objections. Et d’abord le caractère moral de Burke proteste. Il était franc et loyal; il attaquait les doctrines et les hommes à visage découvert. Ses haines, qui ne connaissaient pas les déguisemens, ne descendaient pas à la calomnie; elles se fondaient, même les plus injustes, sur des motifs généraux et élevés, et ne l’auraient jamais abaissé aux indignes détours d’une noire vengeance ou d’une venimeuse envie. C’est dire qu’il n’eût pas écrit les lettres de Junius. Enfin, si la colère ou l’esprit de parti avaient pu jamais l’emporter jusque là, au moins n’aurait-il commis de pareils excès de plume que pour soutenir ses opinions et ses affections les plus chères, et que Junius ne partageait pas. Dédaigneux pour l’administration du marquis de Rockingham, Junius n’a d’égards, il n’a d’admiration que pour George Grenville, et son homme d’état de prédilection est celui même que Burke venait de traiter en adversaire déclaré. Sur la question des colonies, Junius suit le préjugé métropolitain, et Burke le brave. Des premiers, il a professé à l’égard de l’Amérique le système des concessions libérales, et il en a fait le thème habituel de ses discours et le trait saillant de sa politique. Et l’on voudrait qu’il eût trahi ses amitiés et ses opinions pour mieux cacher