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parlait point. On ne saurait trop revenir sur une semblable merveille, qui honore le pays où elle s’est produite. Voilà une pauvre créature séparée de la société par une triple barrière, condamnée, ce semble, à rester en dehors de la condition humaine, qui a été replacée à son rang d’être intelligent et mise en communication avec ses semblables par un prodige de dévouement ingénieux et de patience. L’auteur de ce prodige est le docteur Howe. J’ai passé une soirée bien intéressante avec Laura Bridgeman, le docteur et Mme Howe, qui traitent Laura comme leur fille. Tous deux causaient avec elle en lui traçant des lettres dans la main. C’est par le toucher qu’elle voyait les sons. Qu’on songe combien il a été difficile d’établir un rapport entre les signes et les objets qu’on ne pouvait lui montrer. On lui apprit d’abord à distinguer par le tact un groupe de lettres en saillie, qui formaient le nom d’un objet, puis on parvint, après beaucoup d’efforts, à lui faire recomposer le mot en rapprochant les lettres séparées, et en même temps on lui faisait toucher l’objet. Un jour vint où elle comprit. Puis on lui apprit à représenter les lettres par l’alphabet manuel des sourds-muets, ce qu’elle fit assez facilement. Son intelligence s’était déjà développée, et elle parvint à épeler un objet avec les doigts, c’est-à-dire en le touchant; elle en vint à imiter avec ses doigts les lettres dont se composait le nom de l’objet. Une fois arrivée là, on l’a accoutumée à reconnaître par le toucher les signes qui lui sont connus. On lui parle dans la main : sa main est à la fois son oreille et sa langue. Il y a plus : Laura sait écrire avec nos caractères. Je possède un autographe de l’aveugle-sourde-muette. C’est cette phrase en anglais : « J’ai toujours du plaisir à voir des Français. » Elle se dit parfaitement heureuse et semble très gaie; elle rit sans cesse et ne s’ennuie jamais. Elle a toujours eu d’instinct une extrême délicatesse de femme; caressante avec les personnes de son sexe, elle est très réservée avec les hommes. L’histoire de son intelligence est curieuse. Il a fallu deux ans pour qu’elle comprît les adjectifs; elle a eu besoin d’un temps encore plus long pour saisir le sens des substantifs abstraits, comme dureté. L’idée de rapport exprimée par la préposition dans lui a donné beaucoup de peine. Ce qui a le plus tardé à venir, c’est le verbe être, ce verbe qui exprime un degré d’abstraction auquel ne peuvent parvenir les langues des sauvages. Ce n’est pas du reste le seul rapport qu’ait son langage avec le leur; ainsi elle disait deux dimanches pour deux semaines, comme ils disent, et les poètes avec eux, vingt printemps pour vingt années. Laura a appris très facilement à écrire, et a su bientôt faire des additions et des soustractions de petits nombres. Rien n’est plus touchant que le récit véridique de la manière dont elle a reconnu sa mère. Celle-ci parvint à se faire reconnaître en