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PROMENADE EN AMÉRIQUE.

vis à vis les autres états, que la France le serait vis à vis l’Angleterre. Dans les états à esclaves, beaucoup d’hommes éclairés gémissent de l’esclavage. Des planteurs de la Virginie m’ont dit combien ils préféreraient faire travailler leurs terres par des mains libres. La culture du blé n’a nullement besoin des noirs, et partout en reconnaît tout d’abord les états à esclaves à ce qu’ils sont moins actifs, moins prospères : — il me suffirait de voir le bout d’une haie, disait un Américain, pour savoir si je suis dans un état à esclaves ou dans un état libre ; — mais la difficulté est de passer du régime de l’esclavage au régime de la liberté. Comment jeter demain, au sein d’une société dans laquelle la contrainte joue un si faible rôle, et qui n’a pour appui que le bon sens général développé par l’éducation universelle, une population de trois millions d’esclaves brusquement émancipés ? Comment leur condition présente les aurait-elle préparés à prendre place dans la démocratie énergique et intelligente des États-Unis ? À part la question de race, l’esclavage est peu propre à former des citoyens, et quand les noirs auraient en eux de quoi devenir tels, le préjugé invincible de la majorité des blancs les maintiendrait dans une situation inférieure, dans une humiliation flétrissante. Que pourraient-ils faire alors, si ce n’est, comme il arrive déjà trop souvent, aller grossir d’un chiffre énorme les classes dangereuses de la société ? Les états à esclaves défendent avec passion, avec fureur, ce qui est à leurs yeux le droit de propriété : les abolitionistes sont pour eux ce que sont les communistes pour les propriétaires français. De plus, cette odieuse propriété est liée pour eux à la possession des droits politiques, puisque cinq esclaves donnent trois votes[1]. Le sentiment si profond aux États-Unis de l’indépendance propre à chaque état se révolte à la pensée de l’intervention du gouvernement central dans une question que la constitution a soustraite à l’autorité de ce gouvernement. D’autre part, l’indignation qu’inspire si naturellement l’esclavage gagne tous les jours du terrain dans les états du nord, et s’y exalte de plus en plus. Ce sentiment est fortifié par l’enthousiasme religieux, et l’enthousiasme religieux ne recule jamais.

L’irritation est à son comble entre les défenseurs et les adversaires de l’esclavage ; l’Union semble toujours au moment de se dissoudre et ne subsiste que par des mesures de compromis auxquelles la majorité se rallie encore, mais qui sont plus violemment attaquées chaque jour. Si l’on ne se hâte de prendre un parti, la difficulté ne fera que s’accroître avec le nombre des esclaves. Il y en a en ce

  1. Dans la Caroline du nord, l’assemblée représentative est élue par la population fédérale, dont le chiffre est déterminé en ajoutant aux personnes libres les trois cinquièmes des esclaves. Ainsi cinq personnes de couleur comptent pour trois blancs.