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volontaires éclairent même d’un jour vif, à cause du contraste du milieu où ils vivent, les traits essentiels du groupe dont ils sont passagèrement détachés. Ce groupe a ses traditions, ses institutions, son esprit politique, et ce n’est pas un des aspects les moins intéressans sous lesquels s’offrent à nos yeux les populations laborieuses des bords de la Loire[1].


III — INSTITUTIONS ET TENDANCES POLITIQUES DES CLASSES OUVRIÈRES DE LA LOIRE.

On connaît l’état moral des nombreux ouvriers dont Saint-Etienne, Rive-de-Gier, Saint-Chamond, sont les centres industriels. Qu’a fait la société pour améliorer cet état? qu’ont fait les ouvriers eux-mêmes? C’est une dernière question à examiner.

On sait dans quelle voie fâcheuse avait été dirigée l’éducation politique des classes ouvrières quand la révolution de 1848 les appela violemment à un rôle inattendu. D’innombrables efforts ont été tentés depuis cette époque pour éclairer les masses sur leur intérêt véritable et pour les rattacher à la société par des institutions particulières. Les ouvriers de la Loire, placés dans l’orbite de la grande et turbulente métropole assise au confluent de la Saône et du Rhône, avaient reçu, plus que d’autres populations industrielles, un enseignement vicié. Saint-Etienne figurait au nombre des villes où l’esprit d’agitation était le plus enraciné. Une première manifestation désordonnée y avait éclaté dès longtemps comme contre-coup des journées de Lyon en 1834. En réalité, cette émeute, aisément comprimée du reste, venait plutôt d’une pensée de confraternité industrielle que d’un sentiment déjà hostile au gouvernement établi. La situation était moins tendue à Saint-Etienne qu’à Lyon, l’inimitié entre les divers élémens de la fabrique moins vive et moins alarmante. Les circonstances qui pesaient sur les salaires dans l’industrie des étoffes de soie n’affectaient pas au même degré la fabrication des rubans. Le fond des âmes couvait

  1. Ces enfans d’un même pays habitent très rapprochés les uns des autres sur les hauteurs du faubourg du Temple, aux alentours des barrières de Ménilmontant et de l’Orillon, dans des maisons garnies assez proprement tenues, et qui parfois leur sont exclusivement réservées. Logés deux par deux, ils ne se casernent jamais dans ce qu’on appelle des chambrées contenant jusqu’à douze ou quinze lits, comme les travailleurs d’autres corps d’état, les maçons, les terrassiers, les scieurs de long, etc. Considéré en bloc, cet essaim semble extrêmement uni; mais si on pénètre dans ses rangs intimes, on reconnaît que la similitude des situations et des destinées ne le soustrait pas toujours à la discorde. Il est scindé en deux partis, les compagnons et les ouvriers libres. Les compagnons sont les plus exclusifs; ils se regardent comme des ouvriers d’élite et comme formant une sorte d’aristocratie. Ils ne se font pas scrupule de faire renvoyer d’un atelier un de leurs compatriotes étranger à leur société, quand ils peuvent le remplacer par un des leurs. Les ouvriers non compagnons sont plus tolérans, au moins dans leur langage, et ils condamnent hautement ces divisions entre des hommes liés par une même origine et par un même état.