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sève enivrante. des palmiers. C’était l’heure du réveil pour les hôtes des bois, pour les bois eux-mêmes, dont le feuillage tout appesanti de rosée s’épanouissait aux premières clartés du jour.

Après avoir franchi au galop le pont dont les madriers frémissent sur leurs trois piliers de lave, nous cheminons entre deux haies de ricins et de goyaviers. Tout à coup une large échappée paraît s’ouvrir devant nous. Nous faisons encore quelques pas; nous tournons un dernier buisson. Ce n’est plus la splendeur d’une nature étrangère que nous contemplons; ce sont les plus rians coteaux de l’Europe, les plus belles prairies de la France, dont les gracieuses ondulations viennent charmer nos regards. Des troupeaux, non pas de buffles stupides et fangeux, mais de fiers taureaux et de grasses génisses, errent au milieu de ces vastes pâturages. Que l’herbe parait belle dans ces contrées où l’on ne voit jamais que des arbres ! Ce gazon, qui s’étend comme un tapis de Perse sur les flancs arrondis de la colline, sourit plus à nos yeux que la végétation opulente dont nous voyons les derniers efforts se perdre dans les nuages. Nous gravissons la pente du coteau : du sommet qui domine la plaine, nous apercevons un nouveau détour de la Toumanga, bouillonnant à nos pieds et se frayant un passage à travers de nombreux rochers de basalte. Au-delà de cette capricieuse rivière, à l’entrée d’une gorge sauvage, une hutte de paille et de bambou annonce la présence de quelques bûcherons, timide et indolente avant-garde de la domination espagnole. Quel étrange et soudain contraste ! A deux lieues à peine de la mer, à quelques pas de la prairie féconde, la nature sauvage et la forêt vierge! Une affreuse misère se cache malheureusement sous le luxe déréglé de cette végétation. On a vu quelquefois arriver jusqu’à Samboangan de malheureux avortons décharnés, tout couverts de plaies, au visage aplati, au crâne déprimé, — des brutes à face humaine : ce sont là les enfans de cette riche nature, ceux pour lesquels elle a suspendu le coco à la cime du palmier et fait descendre le ruisseau murmurant du sommet des montagnes, ceux qu’elle berce au chant des tourterelles et caresse des tièdes haleines de la nuit. Ce sont les derniers débris des tribus indépendantes de l’archipel indien, les Negritos de Luçon et de Mindanao.

A côté de ces misérables créatures, voyez l’homme ennobli et enrichi par le travail. Le feu a purgé la terre des stériles végétaux qui la dévorent. Au milieu de l’espace dont il s’est rendu maître, l’Indien se hâte d’élever sa modeste cabane. Il entoure d’une enceinte le terrain qu’il veut défricher. L’igname, le taro, la patate, le maïs, la canne à sucre, le riz, qui nourrit à lui seul près de la moitié des habitans de la terre, lui assurent d’abondantes récoltes. Sa famille possède un abri contre les intempéries des saisons, et mollement balancée dans le hamac en fil d’abaca suspendu aux parois de