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et nous faisait toucher du doigt la rouille sanglante de son campilan. Je ne sais quel éclair intelligent et farouche brillait alors dans le regard de la fille de Balanguingui, et semblait indiquer qu’à la première occasion l’instinct d’une nature sauvage reprendrait le dessus. J’espère cependant que mon imagination n’aura point eu raison contre les pronostics plus favorables de notre guide, et que Feliciana n’a point cessé de faire l’orgueil de la famille Molina et l’édification de la paroisse[1].

Samboangan nous eût arrêtés trop longtemps si nous n’eussions écouté que nos désirs. La douce musique d’une langue qu’on ne peut entendre sans un charme secret, les allures chevaleresques d’une population qui défend encore ses rivages contre les Maures, ce parfum de poésie que la race espagnole laisse partout où elle passe, il n’en fallait point davantage pour captiver des gens lassés d’une longue station sur les côtes de la Chine. Un intérêt plus sérieux nous appelait au sud de l’équateur. Samboangan, avec ses terrains vierges, nous avait fait comprendre la grandeur morale du travail ; Célèbes et Java allaient nous en montrer les œuvres.


II.

Le 25 mai, favorisée par la marée et par la brise, la Bayonnaise faisait route vers la pointe septentrionale de Célèbes. Le 4 juin, elle mouillait au pied du fort hollandais de Menado. On trouverait difficilement un plus dangereux mouillage. Au fond d’une vaste baie, entre deux ruisseaux qui se jettent à la mer, un talus rapide de gravier volcanique vous permet de jeter l’ancre par 40 brasses, à 200 mètres environ de la plage. Plus au large, on ne trouverait qu’un abîme sans fond. Pendant la mousson du sud-est, qui règne assez régulièrement dans la mer de Célèbes depuis les premiers jours de mai jusqu’à la fin d’octobre, on peut séjourner sans trop d’inquiétude sur cette rade foraine; mais, dès que les vents de nord-ouest sont à craindre, il faut aller chercher un refuge de l’autre côté du cap Coffin, dans la baie mieux abritée de Kema.

  1. Feliciana n’était point seule étrangère et captive à Samboangan. Un jeune gibbon des îles Soulou, le plus intéressant, le plus gracieux des singes, joyeux comme un enfant, souple comme Mazurier ou Auriol, un singe qui ne marchait jamais à quatre pattes et montrait sous ce rapport plus de dignité que bien des bipèdes, Moro, — c’était le nom qu’il portait à Samboangan, — devint à cette occasion notre compagnon de voyage. Avec nous, il visita bien des parages inconnus à sa race, les îles de l’Océanie, les mers glacées du cap Horn et les rivages plus démens du Brésil. Il triompha, en dépit de toutes les prévisions, de tant de rudes épreuves; mais ses poumons délicats ne purent résister au climat de Paris. Après une année de séjour au Jardin des Plantes, il est mort, pleuré des gardiens qui, les larmes aux yeux, me parlaient encore, il y a quelques mois, de la douceur et de l’aménité de son caractère.