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Pendant que nous examinions avec un intérêt curieux et un secret frisson le fer des deux javelines, les lames veinées et flamboyantes des deux kris, pièces de conviction où la rouille se mêlait déjà au sang fraîchement coagulé, notre imagination ne pouvait s’empêcher d’évoquer tous les détails de cette scène cruelle. Il nous semblait voir ces deux tigres cramponnés l’un à l’autre et prêts à se dévorer. Les Malais de Célèbes sont mahométans, mais leur première loi est un barbare point d’honneur. Leur férocité est le résultat infaillible de leur éducation. Il eût fallu voir de quel éclat sauvage brillèrent les yeux d’un jeune enfant de huit ou dix ans à peine, quand nous lui demandâmes s’il serait heureux de pouvoir à son tour porter un kris à sa ceinture. La prunelle d’un chat-tigre n’a pas de feux plus livides. Ce misérable enfant semblait avoir l’instinct du meurtre : il n’en avait peut-être que l’admiration dépravée.

Les chevaux cependant piaffaient à la porte de la résidence. Nous partons, et nous nous trouvons, à peine sortis, sur la place du marché du village de Bonthain. On eût cru pénétrer au milieu d’un camp. A côté des bestiaux qu’ils avaient amenés de la montagne veillaient de nombreux cavaliers fièrement appuyés sur la hampe de leurs sagaies. Avant qu’on ait pu assujettir aux patiens travaux de l’agriculture ces pasteurs au regard hautain, il se passera sans doute bien des années; mais le temps n’est rien pour les Hollandais : ils n’ont ni la furia des Français ni la fogosidad des Espagnols, ils marchent à leur but avec persévérance; aussi ces collines incultes que nous traversions au milieu des hautes herbes des jungles, la génération qui nous suit les verra probablement couvertes de blonds épis ou de féconds roseaux. Ces jungles, entrecoupés de fourrés épais, de bois de nipa et d’areng, servent de retraite à de nombreux troupeaux d’axis. On sait que cette espèce de cerfs est moins grande et moins vigoureuse que celle qui peuple nos forêts : elle se laisse aisément atteindre par les chevaux de l’île Célèbes. Accroupi sur sa selle, le cavalier malais, dès que le cerf est lancé, ne le perd plus de vue ; il franchit à sa suite les ravins et les fossés, jusqu’au moment où il peut lui jeter autour des cornes un nœud coulant fixé au bout de sa javeline.

Nous atteignîmes sans accident les bords du ruisseau dont il faut remonter le cours pour arriver au pied de la cascade. Ce ruisseau n’a pas de rives; il coule entre deux murailles de basalte sur lesquelles un chamois ne trouverait pas à poser le pied. Si l’on veut contempler la nappe d’eau dont on entend au loin la chute assourdissante, il faut suivre le lit même de la rivière, franchir sur la pente arrondie des rochers ou sur l’arête aiguë de quelque bloc de lave des bassins dans lesquels un des grenadiers de Catherine II aurait