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l’innovation l’a entraîné trop loin. Burke répondit qu’il connaissait bien les principes invariables de son honorable ami, mais qu’il craignait que, protégés par le nom de Fox, des esprits pervers ne conçussent l’espoir de faire réussir leurs destructives machinations. La discussion se terminait paisiblement, si Sheridan ne s’était levé. Il attaqua Burke avec beaucoup de vivacité, l’accusa de trahison envers son parti et envers la liberté universelle, et prononça le mot de déserteur. La réponse fut la déclaration d’une rupture politique éternelle. Pitt avait assisté au débat avec autant de satisfaction que de curiosité; il n’avait pas donné l’exemple, il n’éprouvait nulle envie d’attaquer la révolution française. Les violences de Burke, en l’étonnant un peu, le firent réfléchir. Cependant, en prenant la parole pour résumer la discussion, il s’abstint d’exprimer une opinion sur les affaires de la France, disant qu’il n’avait parlé d’elle que pour le cas, dans sa pensée peut-être assez prochain, où elle unirait avec la liberté qu’elle avait acquise les bienfaits de l’ordre et des lois. Il ne pouvait d’ailleurs qu’applaudir aux sentimens de Burke sur la révolution et la constitution de l’Angleterre, et tout le parti ministériel s’unit à ses applaudissemens.

Cette discussion produisit un grand effet. Sans aucun doute, rien n’en était imprévu ni nouveau : les deux opinions s’étaient déjà montrées dans les clubs ou dans la presse. Les conversations de Burke et de Fox ne pouvaient être un mystère ; mais la parole publique est douée d’une merveilleuse puissance, on pourrait dire qu’elle est créatrice, car elle donne l’être à ce qu’elle exprime. Tant que des opinions, tant que des dissidences sont restées muettes, si connues qu’elles soient, elles peuvent s’effacer et disparaître : le silence est comme le néant; mais dès qu’on a parlé, tout change, et l’irréparable commence. Avec quelque courtoisie ou quelque tendresse que les deux amis eussent parlé l’un de l’autre, ils avaient parlé l’un contre l’autre. Sur une question qui s’en allait devenir la question du siècle, deux avis, deux tendances s’étaient prononcés. C’en était fait; comme deux lignes qui divergent à peine en quittant leur point de départ commun sont, en se prolongeant, séparées par l’infini, ces deux grandes intelligences, si unies naguère, ne se rejoindront plus, et marcheront, chacune dans sa voie, sans pouvoir bientôt ni se rapprocher ni s’entendre. En même temps, tout le monde est averti : on sait qu’il y a deux opinions très autorisées sur la révolution française, et on est comme sommé d’avoir à choisir. Ce qui était conjecture tourne en conviction, ce qui était hypothèse en certitude; un penchant devient une passion, et une tendance une résolution irrévocable. De là bientôt deux causes et deux partis. Ainsi, le 9 février 1790, à cette tribune, libre avant, libre après toutes les autres, dans cette