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lirante au début, indélébile quand elle se fut en apparence éteinte ou calmée. Sa raison revenue, son intelligence restée intacte, furent désormais asservies à cette passion dominatrice, qui se servait d’elles, — si pareille figure est admissible, — comme l’ennemi victorieux des batteries enlevées à la baïonnette. Ahab, esprit puissant, volonté subjuguée, ne se comprenait-il pas lui-même ? méconnaissait-il le caractère phénoménal de sa maladive existence ? — Pourquoi le croirions-nous ? Chaque homme sait par expérience combien il lui est difficile de régler sa conduite sur ce qu’il se connaît de bonnes et utiles tendances, et chacun trouve au dedans de lui le type de quelque tyrannie invisible à laquelle, vainement révolté, il est plus ou moins contraint d’obéir.

Mais revenons au Pequod. Nous connaissons le navire et son capitaine. Au tour de l’équipage maintenant, et passons en revue l’état-major : nous avons d’abord le second, Starbuck, natif de Nantucket, quaker d’origine, personnage réfléchi, sérieux, même un peu triste, homme du Nord en un mot, mais bronzé, desséché par le soleil de l’équateur, et, dans sa maigreur austère, assez semblable au biscuit de mer deux fois remis au four. Sa conscience, pour une conscience d’eau salée, est d’une exquise délicatesse. On peut même le supposer enclin à quelque superstition ; il n’envisage pas sans une secrète inquiétude l’espèce de possession qui fait d’Ahab une créature perdue pour Dieu, acquise à Satan. D’ailleurs, s’il a du courage, — et quel baleinier en manqua jamais ? — il n’est pas de ceux qui prodiguent à tout propos cette denrée de prix, cet approvisionnement indispensable. Combattre une baleine est à ses yeux une affaire de commerce, et la bravoure une mise de fonds qu’il faut proportionner à l’importance du bénéfice présumé.

Tel n’est point le contre-maître Stubb, insouciant compagnon, toujours bavard et de bonne humeur, qui se lance après une baleine comme un jeune chien après une couvée de poules, accablant ses rameurs de joviales injures et stimulant leur ardeur par les plus comiques adjurations. Il porte au milieu du péril le plus imminent, et dans les instans les plus critiques, le paisible lillaburelo de l’oncle Toby ; en silllant, il côtoie une baleine ; en sifflant, il lui lance le harpon fatal. Ce qu’il pense de la mort, personne ne le sait, lui moins que personne, et s’il lui arrivait par hasard, après un bon dîner, de résumer ses idées à ce sujet, on découvrirait probablement qu’il l’envisage comme une sorte de quart assez long, assez ennuyeux, mais qu’un bon officier ne peut décliner quand l’heure est venue de le monter. Encore ce quart perdrait-il, à ses yeux, beaucoup de ses inconvéniens, si Stubb pouvait se flatter d’emporter sa pipe dans les régions inconnues où l’homme passe en quittant ce bas monde ; sa pipe, la