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Quittons ensemble ces mers fatales !… Moi aussi j’ai une femme et des enfans bien-aimés… Partons !… Laissez-moi commander qu’on vire de bord. Quel bonheur de revoir notre vieux Nantucket !… Même là, on trouve des journées comme celle-ci.

— Je le sais… je le sais… l’été, le matin… Tenez, à cette heure même, après son sommeil de midi, mon garçon s’éveille… Il est assis sur sa petite couchette. Sa mère lui parle de moi… de ce vieux cannibale ici présent… Elle lui raconte que je suis bien loin, que je reviendrai le faire danser sur mes genoux.

— Et ma Mary, donc ?… Tous les matins, elle doit mener le petit sur la hauteur, afin qu’il voie des premiers blanchir à l’horizon la voile du Pequod… Allons, c’est fini, c’est décidé… En route vers Nantucket !

Mais la face d’Ahab se détourne à ces mots. Il secoue sa tête grise, et de là, comme d’une tige brûlée par les froids, tombe à terre le dernier fruit qu’elle portât encore : bonne pensée qui avorte, fruit doré au dehors, au dedans plein de cendres amères


Il a vu Moby Dick ; il l’a poursuivie, atteinte, combattue. Le premier jour, elle a saisi dans ses mâchoires puissantes la barque d’Ahab, et la barque a cédé, séparée en deux, comme ces énormes barres de fer que les ciseaux d’une forge coupent sans le moindre effort. Ahab, précipité dans les flots, et ses Indiens, cramponnés aux deux fragmens de leur pirogue rompue, ont failli périr, enveloppés par la baleine dans le cercle rapide qu’elle décrivait autour d’eux, tourbillon factice dont elle rétrécissait, à chaque évolution, les mortelles spirales. Le Pequod, venant se placer entre eux et leur redoutable ennemi, les a sauvés et repris à bord. Ahab est remonté sur son navire, exaspéré par ce premier échec, mais bien déterminé à renouveler le combat. Le lendemain, la chasse a repris de plus belle. Trente hommes qui composent l’équipage du Pequod ont fini, sous l’impulsion d’un vouloir énergique, par s’associer à l’ardente haine de leur chef. Eux aussi veulent vider ce duel à mort ; ils ont équipé les barques de rechange, et, lorsque Moby Dick, bondissant hors des flots, leur apparut à la marge bleuâtre de l’horizon, c’est un cri de triomphe qu’ils ont poussé, cri terrible que la voix d’Ahab, précipitant ses ordres, dominait encore. Le monstre est entouré. Les dards, les lances, les harpons pleuvent sur ses larges flancs, qui se hérissent d’acier. Il se débat dans les replis et les nœuds de trois cordes qui, clouées à sa chair épaisse, s’enroulent autour de lui, de plus en plus inextricables ; mais par un dernier élan, par une dernière charge irrésistible, Moby Dick s’est débarrassée de ses trois ennemis, entrechoquant et brisant les barques, balayant les bancs de rameurs, et, d’un coup de son