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revenir, il faudrait remonter l’Ohio, et l’Ohio est presque à sec en ce moment : je me bornerai donc à Chicago.

Chicago n’est pas une grande ville comme Saint-Louis, mais on me l’a signalée comme très-curieuse par la rapidité de ses progrès, et par sa situation aux confins, pour ainsi dire, de la civilisation, au moins de ce côté. Un chemin de fer conduit droit au lac Michigan ; ce chemin traverse de vastes forêts coupées de flaques d’eau et de petites rivières. On arrive le soir au bord du lac, on le traverse en bateau à vapeur pendant la nuit, et le lendemain matin on se trouve à Chicago. Il faut se défier des prévisions et des prédictions en ce qui concerne l’extension future des villes en Amérique. On a voulu créer une capitale à Washington, et le vaste espace qu’on avait préparé pour les destinées idéales de la ville est demeuré en grande partie presque vide. D’autre part, M. Keating, qui accompagnait en 1823 le major Long dans son expédition, et traversait avec lui les tribus de Potwanies et de Chippewas qui occupaient alors le pays que je visite aujourd’hui en chemin de fer, écrivait : « Les dangers de la navigation sur le lac Michigan et le petit nombre de ports qu’offrent ses rives seront toujours un obstacle sérieux à la population de Chicago. » Or la population de cette ville, qui n’existait pas il y a quinze ans, est aujourd’hui de 34,000 âmes.

A quelques lieues de Chicago, dans un pays qui n’a rien de montueux et qui est peu élevé au-dessus de la mer, se trouve le partage des eaux qui vont se jeter dans le Saint-Laurent ou dans le Mississipi. Ici les deux bassins se touchent, sont presque de niveau, et communiquent même par un canal dans la saison des pluies. Une faible inégalité du sol détermine si une goutte d’eau ira se perdre dans la baie d’Hudson ou dans le golfe du Mexique. N’y a-t-il pas dans la vie des individus et des peuples des momens qui ressemblent à ce lieu-là?

L’hôtel où je suis descendu est un des plus grands et des mieux tenus des États-Unis; le propriétaire était, me dit-on, il y a quelques années, tailleur au fond des bois (in the backwoods); il fit faillite et vint à Chicago, où, avec son frère, il vendait des pantalons à cinquante sous pièce; aujourd’hui il a bâti le magnifique hôtel qu’on est tout étonné de trouver près du lac Michigan. Ce lac a un aspect sauvage comme son nom : c’est du moins ce que j’ai trouvé en me promenant aux portes de la ville, sur une plage sablonneuse et triste. Je ne voyais qu’une plaine d’eau verte tourmentée par un vent dur et froid; je n’entendais que le hoquet haletant d’une machine à vapeur, et le grincement intermittent d’une scie mêlé au bruit des vagues. Devant moi s’avançait dans le lac une longue jetée en bois; les planches et les solives sont à demi brisées; il en reste juste ce qui est nécessaire, rien de plus. La ville se trouve là comme un bateau