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lequel, suivant moi, je sois né avec une vocation naturelle. Ma poésie, pour ce qu’elle vaut, n’a d’autre source que le sentiment profond que j’ai de la musique. » Tout enfant, Moore s’était essayé sur un mauvais clavecin qui était resté à son père de la faillite d’un débiteur. On découvrit bientôt qu’il avait une jolie voix et du goût pour le chant. « Au milieu de la vie joyeuse que nous menions, ce talent, dit-il, me mit en évidence, et me fit rechercher dans les soupers et les tea-parties. » Pourtant il fallut que la sœur du poète vînt elle-même en âge d’apprendre la musique, pour que la famille Moore se décidât à faire l’acquisition d’un piano. L’achat de ce piano fut une affaire d’état dans le modeste intérieur. Le père Moore reculait devant le prix ; la mère, plus hardie et jalouse de donner un talent de plus à ses enfans, prit le parti de faire pendant six mois des économies sur les dépenses de la maison ; enfin le piano fut acheté. La politique tenait aussi une grande place dans les réunions de la famille Moore. On y recevait plusieurs des hommes qui travaillaient avec ardeur à l’émancipation de l’Irlande. L’amour de son fils intéressait vivement Mme Moore aux progrès de la cause libérale. Les lois restrictives qui pesaient encore sur les catholiques élevaient un obstacle à la carrière de Tom. La famille Moore était catholique, et il n’était point permis alors aux catholiques de prendre des grades dans l’université de Dublin et d’entrer au barreau. Le jeune Moore fut échauffé de bonne heure par les controverses politiques qui passionnaient sa mère. Un jour, son père l’avait conduit à un dîner public donné à un agitateur de l’époque. Parmi les toasts, il y en eut un qui, par sa forme poétique, fit une impression ineffaçable sur l’esprit de l’enfant : « Puissent les brises de France (on était en 1792) faire verdir notre chêne irlandais ! » Ce n’était donc pas seulement un poète et un musicien qui sortait en 1794 de l’école de M. Whyte pour entrer à l’université : c’était un jeune patriote, un novice enthousiaste de la liberté.

Les brises de France ne firent point verdir le chêne irlandais, mais ouvrirent à Moore les portes de l’université de Dublin. Le gouvernement anglais sentit, en face de la révolution française, la nécessité de se rallier par quelques concessions les catholiques irlandais. Un bill voté en 1793 admit les catholiques à l’université de Dublin et au barreau. Les riches fondations qui ont doté les universités anglaises leur ont fixé des revenus destinés à entretenir les gradués de ces universités qui se distinguent par leur mérite. Ce sont les sinécures désignées du nom de scholarships et de fellowskips. Le bill de 1793 maintint contre les catholiques l’exclusion de ces honneurs universitaires auxquels étaient attachés des émolumens. Comme la famille de Moore n’avait que des ressources précaires, la perspective d’un honneur lucratif auquel son mérite lui permettait un accès facile